Nous avions déjà été interpelés par le rôle que jouent les ONG dans d’autres pays que celui-ci. Au Vietnam, nous avions vu arriver dans notre très modeste lieu de travail, ouvert sur l’extérieur, le bruit, la chaleur et, il faut bien le dire, les odeurs, un rutilant 4X4 avec chauffeur, loué à grand frais à Saigon, pour accompagner un couple de cadres vietnamiens d’OXFAM, avec leur enfant.
A elle seule, cette location devait représenter bien plus que le modeste budget de création réservé à notre spectacle, soit quelques centaines d’euros. Nous, naïvement, nous nous contentions d’emprunter les transports en commun.
J’ai déjà décrit la façon dont ces véhicules sont pilotés ici à Haïti.
L’arrogance des chauffeurs de 4X4 est insupportable, leur conduite met véritablement en danger la vie des gens, surtout à la campagne où il y a très peu de véhicules et où les piétons, enfants, femmes portant de lourdes charges, sont nombreux le long des routes.
Outre qu’en dehors des riches et des puissants (les hommes politiques, l’ONU, etc.), seules les ONG disposent de tels engins, cette manière de conduire exprime un drôle de rapport avec la société misérable où se déroulent leurs interventions.
Au retour d’une expédition dans la montagne, les trois chauffeurs s’étaient manifestement lancé un défi pour savoir qui serait le premier arrivé. Sur la dernière ligne droite, une des rares voies à 4 bandes de Port au Prince, notre chauffeur s’était carrément déporté sur la voie de gauche, en sens inverse de la circulation, klaxon bloqué, afin de gagner la course.
Les travailleurs locaux engagés par ces ONG apparaissent comme des privilégies. Ainsi, un des chauffeurs dormait dans la voiture, moteur allumé et climatisation à fond, devant l’espace où nous jouions, dans un village d’une pauvreté extrême.
Difficile aussi d’échapper à la corruption ou du moins aux « dysfonctionnements ». Lors du départ de notre convoi, le responsable d’OXFAM avait insisté pour que les places avant soient occupées « normalement », c’est-à-dire que chaque personne dispose d’une ceinture de sécurité. Quelques rues plus loin, il n’en était plus rien. Au retour, les véhicules étaient encore plus surchargés, quelques personnes du village désirant profiter de l’aubaine d’un transport vers Port au Prince. Quelques rues avant d’arriver au siège d’OXFAM, elles sont descendues afin de ne pas attirer d’ennuis aux chauffeurs.
Le mélange des genres est aussi très nuisible à l’image de marque de ces organisations.
Nous logeons dans un quartier « résidentiel » et notre immeuble abrite plusieurs travailleurs d’ONG internationales : Action contre la faim, Enfants du Monde, etc.
Le bâtiment de l’autre côté de la rue, fortifié des classiques murailles et des barbelés, est équipé d’une énorme antenne satellite de communication. Il est occupé par des militaires américains en civil… Peut-être pas la CIA, mais certainement une de ces agences américaines de renseignement qui ont tant fait pour le tiers-monde…
L’ONU ou les « interventions sous couvert de l’ONU » ont également une grande part de responsabilité dans la dégradation de l’image des ONG. Ces forces de maintien de la paix ou de rétablissement de l’ordre civil (comme ici à Haïti, la MINUSTAH ) sont accompagnées de centaines d’ONG. On dit ici qu’il y en a une derrière chaque arbre.
Toutes ne sont pas purement humanitaires, certaines sont liées à des sectes religieuses (catholique, différentes variétés du protestantisme, etc.), d’autres représentent même les intérêts directs de puissances impérialistes (par exemple USAID - à signaler qu’Evo Morales souhaite faire de la Bolivie un territoire libéré de USAID).
Nous l’avons constaté dans les Balkans, au Cambodge et c’est aussi le cas ici, l’afflux de nombreux militaire crée un marché pour la prostitution. Dans le sillage des militaires, fussent-ils équipés de casques bleus, les trafiquants d’être humains prospèrent, les bordels s’ouvrent, les faibles une fois de plus trinquent.
Pas simple de faire la distinction pour les habitants pauvres et peu éduqués des quartiers de bidonvilles des environs.
Dans sa dernière édition, le Monde diplomatique (septembre 2008 – N° 654 – P.21) propose un dossier sur l’aide humanitaire dans lequel Bernard Hours écrit : « Lorsque le malheur se prolonge, comme en Haïti, tous les étrangers bien payés, roulant en 4X4, reçoivent des pierres, voir sont enlevés dans l’espoir d’une rançon – mais plus probablement comme un cri de colère ou de désespoir ».
Les cyclones, et les dégâts qu’ils ont provoqués, interrogent sur les logiques d’aide mises en place. Bien entendu, il y a urgence, 800.000 sans abris ce n’est pas rien.
Mais les devis qui sont réalisés portent sur des tôles ondulées et des parpaings en béton ; autrement dit, on risque très fort de simplement reconstruire les bidonvilles.
Qu’adviendra-t-il de ces constructions légères l’année prochaine, lors de la saison des cyclones ?
Il y a fort à parier qu’il faudra à nouveau tout reconstruire.
C’est un peu comme si, finalement, ces organisations planifiaient déjà leur retour.
Le but de ces ONG devrait être de viser leur propre disparition en programmant des actions qui rendent les populations autonomes. En réalité, depuis la création de ce concept, ce qu’on a vu surtout se passer, c’est leur prolifération et la croissance incroyable de certaines d’entre elles qui occupent parfois aujourd’hui des centaines de personnes et gèrent souvent des budgets considérables.
Peu d’entre elles -ou aucune ?- ne s’engagent dans une action visant à transformer la réalité, à s’attaquer aux causes réelles des désastres. C’est le domaine du « politique » disent-elles, et elles se refusent à commettre des « ingérences » dans le pré carré des États où elles agissent.
Cela ressemble pourtant de plus en plus à des bureaucraties qui s’entretiennent elles-mêmes en empêchant juste les miséreux de se noyer. Que feraient-elles s’il n’y avait plus de « misères » dans le monde ?
Les actions de solidarité politiques et internationalistes semblent bien plus à même de changer la donne que ces charitables emplâtres sur des jambes de bois.