Entretien préliminaire

Dans le quartier Delmas, début de matinée, le soleil est bien haut. Nous sonnons à un grand portail métallique. Un jeune garçon nous introduit dans une véranda et nous demande de patienter.
Franketienne ouvre la porte et fait son entrée. Très grand, cheveux blanchis, collier de barbe, l’homme a du lion. De suite et d’abord, il nous présente la collection de ses peintures. Dans une grande pièce, des centaines de toiles, de tout format, sont soigneusement rangées. Tout en parlant, il nous guide dans sa maison, à la recherche d’un endroit à l’éclairage propice, à la fraicheur acceptable, au bruit de fond modéré. Franketienne nous fait visiter sa maison et son œuvre picturale. Des escaliers, des pièces, des escaliers, pas un mur sans toile. L’entretien a en fait déjà commencé.

« Voilà ! le travail de 36 ans d’un fou… 
En partie bien sûr, parce que je dois avoir en circulation plus de 3000 tableaux.
Mais les gens ne savent pas ça ici, les gens me perçoivent plutôt comme un écrivain, un peu mythique, légendaire. Parce que je suis ma parole d’écrivain.
Le peintre n’a pas beaucoup de choses à envier à l’écrivain, mais les gens ne le savent pas. »

Est ce qu’il y a des ouvrages qui sont parus sur votre peinture ?

Un très gros catalogue est paru en 2004 mais il est malheureusement épuisé. Je vis de ma peinture. Vous constatez dans quelle maison je vis, or je ne travaille pas pour l’Etat, je n’émarge à aucun budget, je n’ai aucune aide. Avec ce que j’appelle ma détermination mais liée aussi à ma forte croyance dans mon travail, depuis vingt ans, la peinture me permet de vivre.

Où exposez-vous ?

Quand je fais une exposition-vente, peut-être chaque année. Souvent dans des endroits informels, mais pas dans une galerie. J’ai commencé avec une galerie, mais les galeries, c’est 50% et c’est du vol. C’est pourquoi je ne dépose pas mes œuvres dans des galeries.
J’ai vendu des tableaux en Allemagne, en Suisse, en Italie. Il y a dix, douze ans, j’allais souvent à Miami, au Canada, dans les Antilles, même en Europe.

C’est maintenant que je me repose un peu. Puisque là j’ai du travail qui me permet de ne pas trop me fatiguer dans les avions.
Les gens ici aussi commencent depuis ces dix dernières années à venir acheter des œuvres. J’ai entre 2000 et 3000 tableaux en circulation dans le monde.
J’ai beaucoup vendu, j’ai beaucoup peint.

II n’y a pas que celui-là qui écrit des spirales ou qui a une écriture dérangeante. Je m’exprime aussi avec la peinture, des couleurs, des choses plus ou moins classiques que les gens peuvent regarder sans être effrayés.
Ma maison est à la fois une galerie et un musée parce qu’il y a des pièces qui ne se vendent pas. Mais les gens viennent ici acheter des tableaux donc c’est un musée et une galerie.
Même ici les gens ne savent pas ce que je fais. On connait Franketienne, l’écrivain, surtout le dramaturge…. On disait souvent de moi : « Ah, il est un peu mégalo ». Mais on a cessé de le dire parce qu’il y a le respect du travail que j’ai fait et puis mon âge aussi. Mais je l’accepte, je suis un génial mégalomane, dans la mesure où je reconnais l’immensité du travail que j’ai réalisé.

Je suis « le » créateur haïtien. Je suis celui que Haïti a donné sur deux siècles. Il n’y a pas un deuxième Franketienne.
Je suis créateur. Il y a la dimension d’écriture, la dimension poétique, la dimension du théoricien qui est venue avec la spirale, la dimension politique dans mon travail, la dimension historique, parce que j’ai été professeur d’histoire pendant longtemps. Je suis peintre, j’ai joué dans la plupart de mes pièces comme comédien. C’est de tout cela qu’il s’agit quand je dis « créateur ». Déjà à l’échelle planétaire c’est, hélas, un peu rare.
A l’échelle de la Caraïbe, je suis le créateur.

La solitude, c’est important ?

Oui, mais elle n’exclut pas la solidarité bien sûr ; au niveau collectif, au niveau du partage avec les jeunes. Mais fondamentalement, dans mon travail, dans mon mode de vie, j’ai choisi la solitude, je suis la solitude. Personne ne m’a jamais vu dans une réunion mondaine, Je suis seul, là avec ma femme et au milieu de mes enfants.

Et j’étais seul à l’époque des Duvalier. Tous les autres avaient voyagé, je suis le seul à être resté, pendant tout le règne des Duvalier. Je suis monté dans un avion pour la première fois à l’age de 51 ans, après la chute des Duvalier.
C’est la solitude qui a donné tout ça.

Pendant la période des Duvalier, c’était une solitude particulière… ?

Ooh… Exil intérieur…

L’exil de l’intérieur... vous avez dû vous abstenir de toute manifestation publique ?

Ah bien sûr, exil intérieur.

Et ils connaissaient votre existence ?

Évidemment, mes pièces de théâtre étaient jouées. C’est ça qui a donné mauvaise conscience à la plupart de nos, entre guillemets, soi- disant « exilés ». Il y en a eu qui ont été vraiment forcés de s’exiler, il faut le reconnaitre. Contraints de s’exiler, sinon, ça aurait été la mort. Mais il y avait aussi des farfelus, qui sont partis calmement à l’aéroport. Il y a plus de prestige à se faire passer pour un « exilé » …

Un exil de confort…

Oui, de confort. Alors, j’ai été leur mauvaise conscience, parce que certains journalistes leur disaient : « Mais écoutez, Franketienne est resté et pourtant il produit ! ». Et mes œuvres étaient dans la dissidence, étaient dans la contestation du Duvaliérisme.

Votre théâtre était joué sous Duvalier ?

Oui, en créole ! Et du théâtre de contestation !

Ils s’abstenaient d’exercer toute répression ?

Des intimidations, mais c’était trop tard pour lui.
Je me suis arrangé. Je suis un vieux… je suis un vieux guerrier.
Sourire
Quand j’ai commencé le théâtre, c’était l’époque de la politique dite des droits humains, de Carter. C’était pas le moment pour la dictature Duvalier de commettre des erreurs, face à son patron. C’était trop tard pour eux quand j’ai commencé à faire du théâtre.

C’était Babydoc à ce moment-là ...

Oui, Babydoc, mais j’ai commencé sous François Duvallier, Papadoc.

Vos œuvres étaient déjà jouées sous François Duvalier ?

Sous Francois Duvalier non, j’avais des… romans. Des spirales et puis ma parole aussi dans mon école.

Parce que j’ai eu une école aussi qui a vécu trente-cinq ans et, dans mon enseignement, je ne ratais jamais l’occasion de stigmatiser le pouvoir, ils étaient au courant.

Et ils ne réagissaient pas ?

Ils réagissaient, mais pas de manière violente. Je n’ai pas matière à mentir à posteriori. Parce qu’ils ne sont plus là, je ne vais pas dire « Duvalier m’a persécuté ». Ce n’est pas vrai, je n’ai pas été persécuté. Mais je n’ai pas été non plus dorloté…
Rires
C’est assez particulier, c’est une question complexe.
Franketienne, la peau blanche, les yeux bleus, et ayant vécu dans un quartier populaire, pauvre, connu. Maintenant je suis un mythe, mais avant j’étais déjà connu, déjà même sous Duvalier.

Connu comme directeur d’école, j’enseignais dans plusieurs autres établissements, j’ai été un professeur brillant et puis, quelque part, un peu choquant, anticonformiste …

Il y a eu aussi plusieurs enfants de militaires, de macoutes, qui ont fréquenté mon école. A un moment donné, mon école comptait dans les huit cents, neuf cents étudiants. Cela a joué aussi.

Alors, laissez moi vous dire aussi que, si par erreur, ou par excès d’enthousiasme, on m’avait surpris avec une mitraillette. Ah ! ça. Différent !

Mais dans mon travail de créateur, je n’ai pas été inquiété en dehors de quelques intimidations, de quelques macoutes fanatiques de Duvalier, qui disaient « il nous emmerde ». Comme ça arrive dans tous les pays du monde. Mais en haut lieu, je n’ai jamais été inquiété.

Nous découvrons une nouvelle pièce, où se déroulera l’entretien, assis, en tête à tête. Elle est ornée de peintures de très grands formats, occupant un pan de mur entier.

Il n’y a pas une vingtaine, une trentaine de personnes à avoir vu ça. Sauf quelques rares personnes qui sont venues acheter ici. Mais le public ne le sait pas. Franketienne écrivain, Franketienne mégalo.
Je suis un peintre de métier. Et autant que je suis un dramaturge, autant que je suis un acteur hors de l’ordinaire.

Vous avez donc vous-même joué ?

J’ai joué plusieurs fois dans la plupart de mes pièces, mais au moment où j’avais déjà plus de soixante ans.

J’ai joué une pièce qui s’appelle Foukifoura, en Belgique, à Bruxelles, en 2000. J’y étais aussi pour une conférence. Cela fait huit ans, j’avais soixante-quatre ans. J’ai soixante-douze ans.

Je suis très atypique comme écrivain. Je suis à part.
C’est ça qui m’intéresse et qui gêne les autres créateurs ici. Ils sont fascinés par Franketienne, je suis devenu un mythe, mais en même temps, je les énerve, parce que eux il sont dans la répétition.
En littérature, mais aussi partout …

Il existe certaines zones d’écriture, où se situent certains écrivains latino-américains.
Quand on prend Julio Cortazàr l’argentin, il est mort depuis quinze, vingt ans, quand on prend Garcia Marquez, première version. Pas le Garcia Marquez de maintenant qui est connu et écrit ses petits ouvrages, pour les vendre. Mais Garcia Marquez de « Cent ans de solitude », de « L’Automne du patriarche », c’est une écriture particulière. Et dans la littérature française, je parle de l’hexagone, il y a un grand, une grande et belle exception, même si quelque part sur le plan éthique, j’ai des réserves, c’est Louis Ferdinand Céline.

Au point de vue écriture, cela a été une préoccupation d’un courant de la littérature belge. Je dois vous le dire parce que vous venez de Belgique. C’est ce qui arrive dans la périphérie de la langue française. C’est aussi pourquoi ce n’est pas l’Angleterre qui a donné James Joyce [irlandais]. L’Angleterre a Shakespeare, le grand classique, pas James Joyce.
Il faut être dans la dissidence, il faut être.
Je fais ce travail de dissidence. Mais les autres continuent à écrire « le ciel était bleu ce jour là, j’ai vu passer Marcel qui portait une chemise blanche… » que de la merde, on écrit ça tout le temps.

Dans les deux cents à quatre cents romans qui paraissent chaque jour dans le monde entier, c’est rare de ne pas trouver ces phrases moches.
Moi, je rentre à l’intérieur du langage, de la langue, je le force, je me fais de la violence, et pour faire sortir non seulement de la substance mais aussi pour raconter des anecdotes. Je ne peux pas raconter des anecdotes comme s’il s’agissait de raconter une histoire sous une tonnelle.

Je suis le seul à le faire. Dans la Caraïbe, il y a quelqu’un qui a fait un travail sur le plan théorique c’est Edouard Glissant. Mais ce sont mes œuvres qui servent à Edouard Glissant pour démontrer la théorie du chaos du monde.

Je n’écris pas sur le chaos. Je suis chaos.
Le chaos c’est la matrice de l’avenir.
Le monde est chaos…

Ah oui, mais c’est nous qui ne pouvons pas lire ce qu’il y a là dedans et qui l’appelons chaos ! Il y a de la structure à l’intérieur du chaos ! C’est nous qui sommes sous équipés !

Suite de l’entretien...

Biographie de Franketienne