
Après la nuit passée à Lublin à garder la camionnette qui vient d’être fracturée, après cette nuit à rouler vers la frontière et la matinée entre les mains des miliciens du poste de douane, nous affichons presque deux nuits blanches au compteur. Sans compter le stress qui les accompagnait. Soulagés d’avoir retrouvé Leonid, notre contact, nous décompressons.
Nous faisons la connaissance de Vladimir, l’ami, collègue et complice de Leonid. Très souriant, Vladimir est aussi beau garçon. Il ne parle que le russe. Mais avec trois mots d’anglais, cinq d’italiens, deux d’allemand, sa persévérance, ses mimes et ses mimiques, il se fait comprendre.
Mostyska, la première petite ville après la frontière, aligne des maisons semblables à celles que nous avons vues en Pologne, avec des arcades soulignant les fenêtres et les portes. Jusqu’en 1939 cette région d’Ukraine occidentale était polonaise. Mais il y a aussi des constructions en béton, aux façades sans fioritures. Après la guerre, il a fallu vite reconstruire villes et villages. Pendant le conflit ces régions ont été envahies à trois reprises, ont subi une retraite de l’armée rouge et une de l’armée allemande, accompagnées chacune de la tactique de la terre brûlée.
Quelques kilomètres après la sortie de la ville, sur le bord de la route nous découvrons notre première stolovaya, la cantine soviétique.
Après la cure de cuisine polonaise que nous venons de subir, et notre dernier vrai repas qui est déjà loin, le menu, au choix pourtant limité, nous semble excellent. À l’étonnement de nos amis ukrainiens (ils nous ont rapidement précisé qu’ils n’étaient pas russes). Les tables et les chaises sont en Formica avec un design rétro années soixante. Des rideaux transparents défraîchis pendent aux fenêtres. C’est moyennement propre, l’ensemble est assez décati.
Nous avons maintenant plus de douze heures de retard sur le planning prévu par nos accompagnateurs. Pour arriver à temps pour la première représentation à Kharkov, il faudrait encore rouler toute la nuit prochaine et toute la journée pour arriver à destination dans l’après-midi. Et jouer tout de suite notre spectacle. Il y a encore près de 1 100 km de route pour parvenir à destination. Et quelles routes. Dans l’état second où nous nous trouvons, sous la stimulation de Leonid, nous tentons le coup.
La région que nous traversons est une immense plaine assez monotone, parfois légèrement vallonnée. Nous empruntons la M17 qui va de Lvov à Kiev en passant par Rivne et Jytomyr. C’est un grand axe de circulation. Il y a beaucoup de gros camions au look rétro, des jeeps, des bus, des tracteurs, beaucoup de motos et, curieux pour nous, de nombreux side-cars. Quasiment aucunes voitures occidentales, seulement des Lada, des Zaz (une imitation d’une marque italienne), des Moskvitchs, des Volgas, des Zaporojets, toutes marques inconnues de notre côté du rideau de fer.
Cela arrive qu’une Zil noire (réservée à la nomentaklura, m’explique Leonid), dépasse tout le monde.
Des charrettes tirées par des chevaux (la traction animale est autorisée), des cyclistes et des piétons complètent le tableau.
De chaque côté de la route, un petit chemin de terre parallèle au goudron dessert les habitations des paysans, installées dans les hameaux tout le long de notre itinéraire. Des vaches broutent le long du chemin sous la surveillance de paysannes, ou attachées à une chaîne.
Il n’est pas rare de voir une auto en panne sur ce bas-côté, le conducteur penché sur le moteur. Savoir se tirer d’embarras pour une panne courante fait partie des épreuves pour obtenir son permis de conduire.
Il faut parfois freiner pour une vache ayant décidé de changer de côté ou encore pour un piéton traversant imprudemment.
Je comprends mieux le sourire ironique de l’agent du KGB lorsqu’il nous a fait payer une taxe pour l’entretien des routes de l’URSS.
Le réseau routier est très mal entretenu. Les réparations faites sur les réparations des réparations, et parfois un tronçon n’est pas même terminé ou n’a pas été commencé. Il y a bien entendu les nids-de-poule, dont certains ressemblent plutôt à des trous de bombes. Dès que l’on quitte cette route, ce sont des chemins de terre.
La signalisation laisse fortement à désirer. Alors que, la nuit tombée, nous sommes sur un des rares tronçons à quatre bandes, qui voudrait ressembler à une autoroute, notre voie s’interrompt brusquement. Seule une barrière sans éclairage empêche de continuer. Une simple flèche invite à passer sur une bande de la voie en contresens. Je l’aperçois au dernier moment et j’écrase le frein. Tout le chargement de la camionnette, heureusement bien arrimé, se déporte vers l’avant.
Pour couronner le tout, les camions roulent sans éclairage. Ils n’allument leurs phares qu’au tout dernier moment, lorsqu’ils vous croisent. Cela rend les dépassements nocturnes suicidaires. À plusieurs reprises je tente l’opération, à peine sur la bande de gauche, brusquement deux phares s’allument, je dois me rabattre en catastrophe pour éviter le choc frontal.
« C’est pour épargner les batteries », précise Leonid avec flegme. « Les batteries soviétiques ne tiennent pas la charge » ajoute-il.
Les stations-service où se ravitailler en carburant sont tellement rares qu’elles sont indiquées sur les cartes. Et leur approvisionnement n’est jamais garanti. Il faut être très prudents avec les pleins, jouer avec les jerricans, et ne jamais perdre l’opportunité de refaire les niveaux de tous les réservoirs.
Un seau est attaché à l’arrière de chaque camion. En cas de panne, le chauffeur le pose au sol, y déverse un peu d’huile de sa dernière vidange et l’enflamme afin de signaler sa position aux autres conducteurs. L’État a d’ailleurs construit sur les bas-côtés, à intervalles réguliers, des ponts pour faire la vidange d’huile des camions, ou leur entretien.
Tout cela réclame beaucoup de prudence pour conduire. Et il n’est pas possible de tenir des "moyennes" supérieures à 70 km/h.
À la tombée de la nuit, la fatigue nous rattrape. Dans notre état, au bord de l’épuisement, ce serait dangereux de poursuivre cette course folle. Je fais le tour des voitures pour sonder le moral des troupes. Michel s’est installé à l’avant de la voiture de Dolorèze, une bouteille de vodka entre les jambes. C’est sa façon de se soutenir. Tout le monde demande pitié.
Leonid insiste pour continuer mais finit par se rendre à notre raison. Dans un bourg un peu avant Kiev, il déniche un petit hôtel Intourist pour y passer la nuit.
Échaudés par les tentatives de vols dans notre véhicule durant notre traversée de la Pologne, nous garons la camionnette plaquée dans un angle et nous collons les deux voitures sur les deux autres côtés. Par sécurité, Leonid et Vladimir dormiront dedans pour monter la garde.
Leonid et Vladimir sont deux grands amis, toujours complices.
Intourist est l’agence touristique centrale de l’URSS. Elle détient le monopole sur toutes les activités touristiques dont les restaurants et les hôtels. Celui-ci est petit, nous sommes en province. Les chambres standards ressemblent à celles de nos cités universitaires, la salle de restaurant est aussi construite sur un modèle que nous retrouverons souvent.
L’établissement essaye de donner le change. Les murs lambrissés et les tables robustes en bois tentent de donner un cachet rustique. Les tables sont correctement dressées, mais les nappes ont déjà servi. Comme nous l’avons souvent vécu en Pologne, le serveur nous présente une carte prolixe et alléchante. Mais il n’y a qu’un ou deux plats disponibles et seulement de la bière. Peu importe, Leonid sort une bouteille de vodka de son sac, réclame des verres au serveur, et porte un toast à notre arrivée.
Nous partons de bonne heure et traversons le Dniepr et une partie de Kiev. Sur un aéroport nous pouvons observer des avions civils vintage, des bimoteurs à hélices comme ceux que l’on voit dans les premiers albums de Tintin.
Nous sommes dans la région de Tchernobyl, Leonid nous explique le drame des liquidateurs et des personnes déplacées et la contamination en Ukraine, en Biélorusse et en Russie.
Des arrêts de bus remarquables jalonnent la route. Ils sont somptueux. Leur architecture est très créative et différente d’un arrêt à l’autre. Ils sont construits pour durer des siècles.
Régulièrement nous passons devant des monuments commémorant la Grande Guerre patriotique (c’est comme cela que les Soviétiques désignent la Seconde Guerre mondiale).
L’après-midi, le ciel s’assombrit. Ce ne sont pas des nuages mais un gigantesque vol de grues en pleine migration qui fait presque tomber la nuit.
Au bord de la route, lorsqu’ils nous aperçoivent, les gens interrompent leur activité et les bras ballants nous suivent du regard jusqu’à ce que nous ayons disparu à l’horizon. Notre camionnette au look occidental et à l’aérodynamique futuriste passe pour un véhicule de science-fiction. Nous sommes très remarqués.
Nous roulons à présent sur la M19 qui relie Kiev à Kharkiv en passant par Poltava.
Pour la première fois, nous sommes arrêtés à un contrôle de police.
Nous en avons déjà traversé quelques-uns hier. Lorsqu’on passe d’un oblast à l’autre (région administrative) il faut traverser un poste de contrôle fixe avec un bâtiment doté d’une barrière pour fermer la route et souvent surmonté d’une petite tourelle mirador. Un peu avant un panneau indique qu’il faut ralentir à 30 km/h et une centaine de mètres avant le poste, un autre panneau réduit la vitesse à 5 km/h.
Cette fois l’inspection est plus approfondie. Les policiers sont intrigués par notre convoi. Surtout par ce mélange d’Ukrainiens et d’Occidentaux, français, belge et québécois. Cela fait beaucoup. Leonid essaye d’expliquer la raison de ce voyage, nous sommes des artistes occidentaux (les artistes sont bien considérés), nous devons jouer un spectacle à Kharkov. Il présente tous les papiers qui ne semblent pas satisfaire les flics.
Après un moment, il vient me demander si je peux lui donner 10 dollars. Le problème est immédiatement réglé et nous redémarrons. Un peu plus loin, même cinéma lors d’un nouveau contrôle.
Leonid m’explique alors qu’il vaudrait mieux que tout le monde se fasse passer pour des « étrangers ». En l’occurrence, qu’eux, les Ukrainiens, se noient dans notre groupe et simulent d’être aussi des artistes de l’Ouest. Et donc que ce soit l’un d’entre nous qui règle les problèmes lorsqu’il y a un contrôle. La raison en est que les policiers ne parlent que le russe et pas l’anglais. Cela éviterait, me dit Leonid, de payer 10 $ à chaque inspection des papiers.
Au contrôle suivant nous tentons l’expérience.
- « We are foreign artists ». Dis-je à l’agent.
Rien que pour me demander ce qu’il veut c’est compliqué. - « Dociument » parvient à préciser, en russe, l’autre flic.
Leonid, qui ne manque pas de culot, s’en mêle, en anglais bien entendu. Il reprend la direction des discussions avec les flics.
Les regards des flics vont de nos documents aux lettres en russe de l’association des Amitiés Belgique URSS. Puis, leurs yeux remplis d’incompréhension, se portent sur notre groupe.
M. Blank et Vladimir, en dehors de « Yes », « No » et « I love you », ne peuvent pas prononcer un seul mot d’anglais. Ils se tiennent debout, souriants, comme s’ils ne comprenaient rien au russe.
Heureusement les flics ne demandent les passeports de personne.
Et ça marche. Ne trouvant pas d’interlocuteur capable de les comprendre et ne voulant pas demander directement un bakchich à des étrangers, ils se contentent de jeter un coup d’œil à la camionnette puis nous laissent filer avec des paroles de bienvenue et un petit salut de la main vers la casquette.
Nous recommençons désormais le manège à chaque contrôle. Ils seront effectivement plus rapides et surtout plus économiques.
Nous arrivons enfin à Kharkov en début de soirée.
Nous allons directement au théâtre. La consigne est de décharger la camionnette pour éviter de tenter des voleurs. Une équipe de six ou sept personnes nous attend pour nous aider. Ils organisent une chaîne et en quelques instants tout est rangé sur le plateau. Cela change, en Belgique nous devons toujours nous débrouiller seuls. Plus tard dans chaque théâtre nous recevons une aide identique, au déchargement et au chargement.
Le camion vide, nous sortons les deux lecteurs vidéo, pour lesquels nous avons pris l’engagement de repasser par le même poste frontière que celui par lequel nous avons pénétré dans le pays. Ils sont pour M. Blank et Leonid. M. Blank, reçoit le sien avec un grand sourire d’enfant gâté par le père Noël.
- « Spasiba ». Nous sourit-il et agitant de contentement sa crinière de cheveux blancs. Et il disparaît dans la nuit. Nous ne le verrons plus.
Leonid n’est pas moins content. Nous lui expliquons l’engagement que nous avons pris auprès de la douane. - « No problem ». Ce « No problem », nous l’avons déjà beaucoup entendu et ce n’est pas terminé. Nous insistons toutefois pour avoir toutes les garanties afin de pouvoir repasser la frontière sans trop d’ennuis. Ils nous assurent qu’il va faire le nécessaire.
Nous gagnons l’hôtel Intourist de Kharkov pour notre installation. C’est un très grand immeuble un peu à l’écart du centre-ville. À chaque étage, une dame tricote sur le palier, enveloppée d’un châle et coiffée d’un foulard. Nos amis nous expliquent que ce sont des « dames d’étages ». Apparemment ces « babouchkas » ne servent à rien sinon à surveiller ce qui se passe à leur étage et à gérer la pile de couvertures à leur côté. Ils ajoutent qu’elles sont toutes des indicatrices du KGB.
La porte de la chambre que j’occupe avec Rita et Max ne ferme pas à clé. Nous nous en inquiétons. Quelques minutes plus tard, un ouvrier d’entretien arrive. Il regarde un instant la serrure. Pour résoudre le problème, il sort notre porte de ses gongs, fait de même avec celle de la chambre voisine inoccupée et procède à l’échange des deux portes.
Maintenant que nous nous sommes posés, un repas de bienvenue nous attend. En raison de notre retard, les organisateurs ont dû annuler les premières représentations, mais ce sont eux qui s’excusent de nous recevoir avec si peu de cérémonies. La veille, ils avaient prévu une réception, une bonne table, des groupes de musiciens et de danseurs pour notre accueil. Malheureusement aujourd’hui ils ne peuvent nous offrir que ce modeste repas. En fait une très jolie table où nous trouvons de quoi nous régaler. Vodka, cognac, champagne, et zakouskis de toutes sortes couvrent de longues tables.
Nous sommes fatigués de ce long voyage et personne ne traîne ; demain nous devons donner deux représentations, la première à 16 heures, la seconde à 18 heures.
Le lendemain matin, nous avons juste le temps de nous installer et faire un filage. Sur la route Leonid me présente Kharkov. C’est une ville économiquement importante, la capitale économique et industrielle de l’Ukraine. L’industrie lourde y produit des locomotives, des tracteurs et des tanks.
Elle est aussi et surtout l’un des premiers centres universitaires d’URSS. La vie culturelle y est florissante. La coopérative qui organise notre tournée regroupe des centaines d’artistes. Ils sont organisés dans des troupes de théâtre, des groupes de danses, des ensembles de musiques, des ateliers de plasticiens. Cela va d’artistes solistes aux grands ensembles de musique, du jazz au classique, de la variété au folklore.
À 16 heures, le public se presse. Une foule de plus de 1 000 personnes remplit l’immense salle. Le théâtre est « sold out ».
C’est extraordinaire de jouer devant d’aussi grands publics. Les rires nous portent et il faut gérer les interruptions des longs applaudissements. À la fin, on ne compte plus les rappels. Dans les loges c’est le défilé, des dizaines de spectateurs veulent des autographes. Cela n’a rien à voir avec les salles de l’Ouest et nous sommes surpris de la chaleur et de l’enthousiasme du public.
Nous avons à peine le temps de ranger les accessoires, de remettre le décor en état, d’essuyer notre transpiration et de refaire les maquillages, qu’il faut remettre le couvert à 18H.
Il y a autant de monde qu’à la première, c’est le même déluge de bravos et la file de collectionneurs d’autographes devant nos loges est encore plus longue. The Gang fait un tabac. Après le spectacle, nous sommes invités à une réception. C’est devenu notre lot quotidien. En dépit de la fatigue, nous essayons de faire bon accueil à une si généreuse hospitalité.
Les « zakouski », saucissons, fromages, cornichons, salades, et bien sûr la vodka, sont déjà posés sur la table. Il y a aussi de l’eau, surtout pour les dames.
M. Eugène Petranovsky, le directeur de la Philharmonie Expérimentale de Kharkov, la coopérative artistique qui nous engage, un grand maigre au cheveux gris rabattu vers l’arrière, porte le premier toast. Une nouvelle allocution de bienvenue, de déclaration d’amitié entre les peuples, de louanges de notre spectacle et après avoir trinqué, il faut avaler d’un seul trait le verre de vodka.
C’est le toast de Leonid, puis celui de Vladimir, puis ceux des autres invités. Et chaque fois c’est « cul sec ». Nous trouvons notre rythme et nous commençons aussi à porter des toasts.
Ici c’est comme ça qu’on boit. Tous ensemble et il faut porter un toast à chaque verre, du moins pour la vodka. Interdit de se servir en solitaire, ou il faut trinquer avec la bouteille, en faisant tinter le verre sur elle, mais c’est presque impoli. Nous n’avons pas vraiment le temps d’en avoir envie. Les bouteilles vides, ne traînent pas sur la table, et sont remplacées par leurs petites sœurs.
La perestroïka, la glasnost, le conflit entre Gorbatchev et Eltsine, les mutations à l’œuvre en URSS, les évènements de RDA, de Hongrie, de Tchécoslovaquie ; tout cela se déroule sous nos yeux et est l’objet des discussions. M. Eugène est membre du parti communiste, et supporter d’Eltsine, comme beaucoup dans ce milieu d’artistes et d’intellectuels. Gorbatchev est bien mieux considéré à l’Ouest qu’en URSS. Ici il n’y en a que pour Eltsine. La perestroïka et la glasnost, brouillonnes et inachevées, ont rendu Gorbatchev impopulaire.
Le lendemain, c’est une petite délégation qui vient nous chercher à l’hôtel.
Une jeune et jolie journaliste m’accompagne durant le trajet vers le théâtre. Elle est membre des Komsomol, les jeunesses communistes.
Je l’interroge sur la personnalité politique qu’elle admire le plus.
« C’est Boris Eltsine ». Je lui demande alors celle qu’elle préfère en Occident.
« Margaret Thatcher », me répond-elle.
J’en suis abasourdi. Margaret Thatcher est une des figures les plus détestées de la gauche. Comment une membre des jeunesses communistes peut-elle adhérer à cette idéologue de droite, à cette figure du néolibéralisme ?
La momie de Lénine doit se retourner dans son mausolée.
Avant la représentation nous visitons la ville avec Mademoiselle Jeanne Grebeniuk, notre interprète. C’est une forte femme aux cheveux noirs coiffés en chignon. Elle est d’une serviabilité et d’une gentillesse à toute épreuve. Les Kharkoviens sont très fiers de leur grande place de près de douze hectares. « C’est la plus grande d’Europe » nous répètent-ils. Ils le sont moins de la statue de Lénine indiquant la direction de l’avenir de son doigt tendu. Elle fait l’objet de commentaires ironiques, comme beaucoup de symboles communistes que nous croisons.
Nous visitons une partie du parc Gorki. Malgré le beau soleil de cette fin d’automne, les journées sont fraîches. Cela n’empêche pas les passionnés d’échec de se livrer à des parties en plein air, emmitouflés dans leurs manteaux, la chapka vissée sur la tête. Malgré le froid, concentrés, ils ne lâchent pas des yeux leur jeu, entourés de quelques observateurs silencieux. Dans ce parc, il y a un zoo que nous visitons. Les cages bien trop étroites pour les gros ours et des volières bien trop petites pour que les rapaces puissent voler.
Le métier d’interprète de Jeanne lui a permis d’accompagner à l’étranger quelques délégations ou des groupes culturels. Elle possède des points de comparaison. Elle partage souvent avec nous, une sorte de sentiment de honte qu’elle a d’être « soviétique » mitigé d’un amour-propre patriotique.
Beaucoup de constructions datent de l’après-guerre. « Lors de la Seconde Guerre mondiale », nous explique Jeanne, « Kharkov a été prise et reprise quatre fois. Presque toutes les familles ont perdu l’un des leurs ». Ce traumatisme continue de marquer ce pays.
Nous découvrons dans la grande artère du centre des banderoles qui coupent la rue avec l’annonce de notre spectacle. Des panneaux publicitaires grand modèle, de ceux réservés chez nous aux marques de la consommation que je préfère ne pas citer ici, reproduisent en grand notre affiche. Des plasticiens de la coopérative ont reproduit à la main notre publicité, notre logo, le graphisme, même la police de notre lettrage a été adaptée à l’alphabet cyrillique.
Peu d’artistes occidentaux se sont produits dans cette ville et les autres où nous jouerons. Le régime évitait la circulation des étrangers dans les agglomérations ayant une production militaire, même si elles n’avaient pas le statut de « ville interdite ».