
Après ces représentations à Kharkov, notre itinéraire nous conduit à Tula, proche de Moscou. Comme nous avons quelques jours de relâche, Leonid veut d’abord nous montrer Moscou. La grande fête des commémorations de la révolution d’Octobre 1917 s’y déroule ces prochains jours.
Ensuite, après Tula, nous devrons revenir à Kharkov pour poursuivre la tournée vers Dniepopetrovsk.
Nous commençons à être éreintés. Le kilométrage à parcourir entre chaque étape est considérable, plusieurs centaines de kilomètres, et sur de mauvaises routes, avec des conditions de circulation difficiles. Pour éviter de la fatigue inutile, nous décidons de diviser le groupe. Le gros de la troupe prendra un train de nuit vers Moscou. Quant à moi, je partirai en camionnette avec Leonid et Pierre Pilate pour transporter le décor.
Notre trajet, la M2, passe par Belgorod, Koursk et Orel. La limite territoriale entre l’Ukraine et la Russie est seulement à quelques kilomètres au nord de Kharkov. Premier poste de contrôle, il faut à nouveau se plier au ralentissement à 5 km/h. Nous sommes aussi « contrôlés » par des patrouilles volantes.
Nous apercevons qu’en réalité, c’est notre camionnette qui les intéresse. Ils nous questionnent, regardent la vitesse indiquée au compteur, examinent le moteur. À l’un de ces contrôles, un des policiers nous demande de sortir du véhicule. Ensuite, il s’installe à la place du conducteur, il pose avec amour ses mains sur le volant, s’enfonce dans le siège avec délectation et ferme les yeux de contentement. Un petit attroupement d’admirateurs (de la camionnette) se forme et la discussion sur notre mécanique semble animée.
En traversant un village, nous demandons à Leonid de nous trouver des toilettes, certains besoins deviennent urgents. Nous sommes au milieu de la campagne.
Elles sont dans un bâtiment en béton divisé en deux par un mur. Il y a un côté pour les femmes. Nous, nous allons du côté des hommes. Il y a une grande fosse à « ciel ouvert » (si l’on peut dire) sur toute la longueur du mur de séparation. Elle est remplie des excréments des utilisateurs. Une grande traverse en bois permet de s’asseoir pour déféquer, une autre de se tenir pour ne pas tomber. L’exercice est périlleux. Nous veillerons à trouver plus loin un coin tranquille dans les champs.
La date du 7 novembre est celle de l’anniversaire de la révolution d’Octobre 1917 (le calendrier julien utilisé en Russie était en retard de 13 jours sur le calendrier grégorien utilisé en Europe de l’Ouest). Les préparatifs ont déjà commencé. Les drapeaux rouges décorent les avenues des villes que nous traversons. À Koursk et Orel qui ont été le siège de la première grande offensive de l’Armée rouge contre la Wehrmacht et le lieu de la plus grande bataille de tanks de la Seconde Guerre mondiale. Il y a beaucoup de monuments dédiés aux victimes, aux héros, à la victoire. Ils sont pavoisés de drapeaux et gardés solennellement par des détachements militaires au garde à vous.
La nuit est déjà tombée. À Orel, nous devons acheter un peu de nourriture. Nous nous arrêtons et entrons dans un magasin « Gastronome », qui tenait lieu de supermarché en URSS. C’est l’heure de pointe, les clients entrent et sortent en empruntant l’escalier qui conduit à l’entrée. Une babouchka passe la serpillière sur les marches, dans les allées et venues, entre les jambes des gens. Son nettoyage est totalement inutile, le sol à peine épongé est à nouveau sali.
On ne peut pas dire que les rayons sont vides. Mais rien à voir avec l’exposition délirante des produits d’un supermarché de l’Ouest. Des malossols (des gros cornichons), du poisson en conserve, des saucissons, de l’eau minérale, des pâtes, du pain. Des rayons vides, d’autres entièrement remplis d’un seul produit, bien rangé, en piles bien alignées, pour donner malgré tout l’impression d’abondance. À la sortie nous faisons la file au milieu des babouchkas aux foulards noirs fleuris. À la place de nos caisses automatiques, c’est un boulier compteur manié avec dextérité par la caissière qui nous donne l’addition dérisoire de nos achats.
Ce n’est pas Byzance, mais pour casser la croûte, ça ira.
Depuis que nous sommes passés d’Ukraine en Russie, la circulation se densifie.
Leonid ne comprend pas pourquoi je coupe mes grands phares lorsque nous croisons une autre voiture. Pour lui, disposer de la puissance des grands phares suppose de les utiliser. Si ceux que nous croisons n’en ont pas, tant pis pour eux.
Depuis longtemps Leonid est impatient d’essayer la camionnette. Cet après-midi, il m’a demandé pour pouvoir la conduire. Nous acceptons volontiers, ras le bol de ces milliers de kilomètres au volant.
Un peu avant Moscou, la circulation commence à ressembler à celle des grandes villes de l’Ouest.
Soudain, nous ressentons un choc sur le côté du véhicule. Une voiture vient de nous accrocher. Leonid se rabat sur le côté, la voiture en cause en fait autant.
La discussion entre le chauffard et Leonid commence, forcément en Russe. Le gars est complètement paniqué. Notre véhicule occidental neuf l’impressionne. Il entrevoit les pires problèmes et les plus grandes complications. Seul le ton de la voix nous informe de l’évolution de l’affaire. Naïvement j’ai sorti les formulaires de constats d’accidents. Mais Leonid m’informe que l’homme ne possède pas d’assurance, ce n’est pas obligatoire en URSS. Il s’efforce de négocier un paiement direct. Sinon, via les tribunaux, cela prendrait des années. Après un moment, il revient avec une poignée de roubles. Dérisoire. Heureusement nous sommes sous omnium.
Nous pénétrons dans la banlieue de Moscou, c’est un labyrinthe d’immeubles, assez uniformes. Ils entourent des petites zones d’espaces verts. Les arbres n’y sont pas élagués, cela brise un peu la monotonie des lieux. Des petites aires de jeux pour les enfants y sont parfois aménagées.
Mais avant de rejoindre l’appartement où nous logeons, nous devons trouver un parking gardé. Nous le trouvons installé dans une de ces zones séparant les immeubles, clôturé d’un haut grillage et surveillé par un gardien toute la nuit.
C’est Natacha, une amie de Leonid et Vladimir qui nous accueille dans son appartement. Blonde tirant sur le roux, elle a une voix rauque de fumeuse.
Les immeubles, leurs abords, leurs halls, les escaliers, ne payent pas de mine. Grisâtres, mal entretenus, ils caricaturent le monde soviétique. Mais dès que les serrures et les verrous de la porte de notre hôte sont ouverts, nous entrons dans un logement confortable, propre, entretenu avec soin et bien décoré.
Natacha nous invite à enlever nos chaussures, une paire de « tapki », (chaussons) est prévue pour chacun. Les chaussures crottées du reste de la troupe sont rangées dans le petit hall. Ils viennent d’arriver. Ira et Svetlana, les épouses respectives de Leonid et Vladimir, ont accompagné le groupe qui voyageait en train.
Une table magnifique est dressée, des fleurs, un chemin de table, des plats alléchants.
Du thé et des petits gâteaux attendent sur une déserte
Et sur la table, des plats de Zakouski sont préparés. Il y a de délicieux pirojki (des chaussons fourrés), des champignons, du poisson, du caviar d’aubergine, les inévitables malossols et de la vodka.
Après la collation de bienvenue, Leonid veut à tout prix nous montrer la place Rouge. Nous sommes la veille du grand défilé de l’anniversaire d’octobre 1917. La place a été complètement évacuée et totalement interdite au public. Toutes les issues sont gardées par des sentinelles. Mais Leonid, obstiné, fait le tour de toutes les entrées possibles pour tenter de négocier avec les militaires une courte visite. Et ce n’est pas une mince affaire de contourner les sept hectares de la place enchâssée entre la forteresse du Kremlin, les grands bâtiments du Musée historique d’État, du Goum et la Cathédrale Basile-le-Bienheureux. D’autant qu’en cette veille de fête, la foule est dense. Mais toutes ses tentatives seront vaines. La place Rouge est bien gardée.
Les femmes veillent aussi à ce que l’on ne fume pas à l’intérieur. Lorsqu’on a humé l’odeur d’une cigarette russe, on comprend.
C’est pour cela que notre bande de fumeurs se retrouve, par roulement de trois ou quatre, sur le balcon de Natacha, la cigarette au bec, à claquer des dents. La nuit, les températures tombent déjà sous zéro. Malgré que nous nous sommes emmitouflés, la pause « papirosa » ne s’éternise pas. Suffisamment en tout cas pour constater que la même scène se répète à de nombreux balcons des immeubles voisins.
Dans les magasins russes et les kiosques, on ne trouve que des cigarettes « soviétiques ». Les “Américaines” ne peuvent s’acheter qu’en devises et dans les seuls « Beryezka », les magasins réservés aux étrangers.
La pire des cigarettes russes est la Belomorkanal. Elle ressemble à un joint. Un long tube de carton tient lieu de filtre, il faut le plier deux fois dans un sens différent, alors il est possible de tirer la fumée sans avaler la poussière des brins de tabac. Pour l’allumer il faut tenir le côté tabac bien en haut, sinon, en se penchant on risque de voir le tabac s’échapper du tube de papier.
L’odeur âcre de ces cigarettes locales persiste très longtemps
Nous visitons Moscou, la rue Arbat, avec ses nouveaux lampadaires est l’un des lieux emblématiques des changements qui interviennent en URSS.
C’est la rue où se retrouve l’avant-garde des partisans du changement, « les branchés » de Moscou, les intellos, les artistes, la jeunesse libérale, quelques punks, des marginaux. Tout ce monde croise les touristes venus des autres républiques soviétiques, aussi les premiers visiteurs étrangers. Des marchands de tableaux, de souvenirs, d’artisanat pour touristes, l’un ou l’autre musicien faisant la manche, assurent l’animation des lieux.
Un petit tour au Goum s’impose. Le Goum (Magasin universel d’État), est la vitrine de la consommation soviétique C’est vrai que nous sommes loin de l’opulence de nos grands magasins. Pas beaucoup de choix et rien de très affriolant dans les marchandises proposées.
Mais ce qui est curieux c’est ce rapport à la marchandise comme critère principal pour évaluer le bonheur d’une société.
Beaucoup d’amis ayant visité l’URSS m’avaient prévenu. C’était presque un cliché : « Les villes sont tristes, tout est gris, il n’y a pas de publicités ».
En réalité, il y a bien de la publicité partout, mais elle est d’une autre nature. Les panneaux publicitaires ne vantent pas les produits de notre société de consommation, mais en lettres d’or sur fond rouge, sur les avenues, sur des portiques à l’entrée des villes, et des régions, sur les places, scandent leurs mots d’ordre. L’alignement des têtes de Marx, Engels et Lénine, fixant ensemble le même horizon est sur toutes sortes de panneaux devant les maisons de la culture, les usines, les écoles. Les sculptures de Lénine dans toutes sortes de postures décidées, les bustes de Marx en pleine concentration intellectuelle, des soldats héroïques de l’Armée Rouge, des groupes d’ouvriers et de paysans, poings tendus, outils brandis, se dressent sur les places, les parcs et tous les lieux publics importants.
Ici l’espace réservé à la publicité est occupé par des mots d’ordre, de la propagande et des drapeaux rouges. C’est l’idéologie qui est la marchandise.
En Occident cependant, derrière son caractère apparemment multiple, le principal message ressortant de la publicité, est que c’est la marchandise qui est l’idéologie. Avec la même puissance totalitaire.
Leonid nous amène aussi visiter un petit marché kolkhozien. C’est l’occasion d’emprunter le métro de Moscou. De longs Escalators descendent très profondément dans un univers de lustres somptueux, de marbres et de dorures, de sculptures d’ouvriers en armes, de matelots insurgés, dans le pur style du réalisme socialiste. Devant l’une d’elles, Leonid et Vladimir nous disent avec humour de ne pas avoir peur. « Do not be afraid, they are stone ».
Le soir, sur la Place Rouge, se déroule un grand feu d’artifice. Lorsque nous arrivons, la foule se presse déjà. Il tombe quelques flocons de neige, mais pas assez pour que la place rouge devienne blanche Un cordon de miliciens au garde à vous, entoure le mausolée de Lénine. Ils sont littéralement amidonnés. Notre groupe, un peu poussé par la foule se retrouve en face de ce cordon. Le look de notre groupe de clown en civil attire l’attention. Dolorèze propose d’essayer de faire rire ces sentinelles impénétrables. Nous connaissons les ravages que peut faire un rire qui se communique. Pierre lance son rire de chèvre. Michel affiche son plus large sourire de clown, Dolorèze les fixe de son regard étincelant, Rita, Marc et Moi les regardons avec notre air de naïfs hilares. Au début rien n’y fait, figés ils sont, figés ils restent. Mais après quelques instants l’un des soldats décoince un coin de ses lèvres. Deux ou trois autres le rejoignent. Puis toute la file devant nous. L’un ou l’autre retiennent manifestement leurs rires, leurs efforts sont perceptibles. Nous ne ferons pas mieux, dommage. Leonid, Vladimir, Ira et Svetlana se tiennent à l’écart. Eux aussi se retiennent de rire.
Le dernier jour, retour sur la place Rouge, enfin accessible. Nous n’avons pas le temps de visiter les musées. Nous flânons un peu dans le jardin Taïnitski.
Puis nous accédons à la place Rouge. Je veux allumer une cigarette, mais Leonid m’informe qu’il est interdit de fumer sur la Place Rouge. Nous traînons autour du Mausolée de Lénine. En dépit du naufrage en cours de l’URSS, il y a une file pour visiter le tombeau de ce pauvre Oulianov qui n’aurait pas aimé être transformé en momie.
Les staliniens sont férus de « saintes reliques », le drapeau de la commune est également conservé sur cette place, au Musée Historique.
Pour le trajet de retour de Moscou à Tula puis Kharkov, c’est mon tour de prendre le train. Nous l’attendons à la gare de Koursk. Le hall de la gare grouille. Des babouchkas vendent de la nourriture pour le voyage, des oignons, des concombres, du pain, du saucisson, des graines de tournesol grillées. On peut boire du thé, du kvass (sorte de bière très légère), du kompot (boisson à base de fruits bouillis).
Certaines gares sont des carrefours où se croisent les habitants de toutes les républiques d’URSS. C’est le cas de la gare de Koursk. Des Géorgiens, des Arméniens, des Tadjiks, des Turkmènes, des Ouzbeks, des Azerbaïdjanais, des voyageurs aux traits asiatiques et à la nationalité indéterminée, se mélangent dans une cohue bigarrée.
En déambulant dans cette grande salle des pas perdus, je distingue à peine quelques formes humaines, couchées sous des escaliers. Je repasse discrètement, pour bien m’assurer de ce que j’ai vu. Des hommes au teint grisâtre cuvent leur alcool. Je suis presque passé devant eux sans les voir. Leurs traits sont ravagés, certains aveugles. Dans l’ombre de l’escalier, ils se confondent avec la poussière et la saleté. Vladimir me fait comprendre qu’ils consomment n’importe quoi pourvu que ce soit alcoolisé, eau de Cologne, alcool de bois…
Le 8 novembre, nous sommes à Tula. La salle est immense, plus de mille places et nous jouons trois fois par jour, à 16 heures, 18 heures et 20 heures. Les représentations sont organisées par le Centre des jeunes « Chrom » Les salles sont sold out. La file pour les autographes, interminable.
Le deuxième jour, un jeune photographe vient nous offrir un magnifique album des photos qu’il a réalisé la veille.
Lors de la dernière représentation, au milieu du spectacle, Dolorèze, inquiète, me rejoint dans les coulisses. Elle m’avertit qu’il y a des gens bizarres qui tournent autour des loges et qu’elle voudrait fermer la porte avec la clé. À peine a-t-elle terminé, qu’une bande de cinq gangsters fait irruption sur la scène. Il y a quatre garçons et une fille, des foulards dissimulent leurs figures. Ils nous menacent de leurs armes.
Nous comprenons immédiatement que ce sont des collègues. Les armes factices sont inexistantes en URSS. Ils ont des fusils et des revolvers en bois, mais ils sont très déterminés. Nous tentons quelques propositions : jouer « amis-amis », draguer la fille, passer une alliance.
Le principal souci est qu’ils ne parlent que le russe. Il est donc ardu de trouver des fils conducteurs pour improviser. Après quelques minutes durant lesquelles le public n’en croit pas ses yeux, ils battent en retraite en lançant des tracts dans la salle.
Ce sont des comédiens d’une troupe universitaire qui ont décidé de se faire de la publicité. Le tract annonce l’un de leur spectacle.
Le 10 novembre au matin Leonid nous annonce que la veille, le mur de Berlin est tombé. Des milliers de personnes manifestent aux différents points de passage et un premier poste frontière a déjà ouvert ses barrières, d’autres suivent, le mur commence à être détruit par les gens.
Nous visitons la maison de Tolstoï à Iasnaïa Poliana. C’est dans ce domaine qu’il a écrit Guerre et Paix et Anna Karénine. Sa tombe s’y trouve dans un recoin du parc entre les bouleaux. C’est un endroit plein de charme et de quiétude. Cela nous apporte une détente, bienvenue dans le climat de tension et de stress lié aux représentations quotidiennes.
Nous sommes hébergés dans une maison où logent des jeunes, des étudiants, mais aussi des artistes. Leur maison est en bois et de grands tapis couvrent les murs. Nous avons emporté des petits cadeaux susceptibles de plaire à nos hôtes. Depuis le début du voyage, nous les semons comme le Petit Poucet ses cailloux. Nous leur offrons des microradios et des Walkmans, chez nous leur prix vient de s’effondrer. Ils sont heureux comme des enfants à leur premier Noël. Peu de gadgets occidentaux pénètrent dans le pays, seulement via les trafics et marché noir. Après les spectacles, chaque soir c’est la fête. Et en fin de soirée, grâce à la vodka, nous comprenons presque le russe et eux le français.