
Le lendemain de cette dernière représentation, le 21 novembre, nous partons à l’aube. Michel et Pierre ont un contrat en Belgique dans 72 heures. Ils ne veulent pas traîner sur la route… Marc est pressé de retrouver son magasin qu’il a laissé entre les mains de sa femme.
Nous avons négocié avec Leonid pour qu’il vienne avec nous jusqu’à la frontière. Il nous accompagnera jusqu’à Lvov, la dernière ville où il puisse trouver un hôtel et un moyen de transport pour rentrer à Kharkov.
Nous roulons toute la journée avec seulement de courtes haltes pour faire les pleins des véhicules et des estomacs. C’est un véritable rallye. Dans un état de fatigue avancé, nous parcourons 1 200 km de routes défoncées, en nous faufilant dans la circulation délirante de tous les moyens de transport soviétique. Les conducteurs se relaient pour ne pas perdre de temps. Il faut aussi veiller à rester en convoi, en cas de problème.
En fin d’après-midi, la météo se gâte. Depuis notre départ, le ciel est sombre. Mais maintenant le vent se lève et quelques gouttes tombent sur le pare-brise de la camionnette désormais sans essuie-glaces. Heureusement par prudence j’ai emporté un produit hydrofuge, appliqué sur le pare-brise il est supposé éliminer les gouttes de pluie. Pour l’instant cela suffit.
La nuit tombe lorsque nous faisons une dernière halte dans une cantine. Comme dans d’autres où nous avons déjà mangé, l’air y est saturé de l’humidité dégagée par la condensation. Les gens mangent debout, tristement. Le personnel est morose. Il y a de la kacha, du chou mariné et du hareng.
À la sortie de Lvov, nous faisons nos adieux à Leonid. Cela me chamboule un peu, de voir sa silhouette joviale s’éloigner dans le rétroviseur, il nous fait des signes d’au revoir, solitaire, dans la nuit, le vent et le froid.
Malgré les papiers de la douane établis à Kharkov, nous craignons le passage de la frontière.
À notre grand étonnement, il n’y a presque personne. Une jolie douanière à la silhouette élancée et aux cheveux blonds, emmitouflée dans un uniforme au col de fourrure, la chapka sur la tête, nous accueille avec un large sourire. Elle regarde à peine nos documents. Elle s’inquiète de savoir si nous avons fait un bon séjour en Union Soviétique et nous souhaite bon voyage.
Soulagés, nous approchons du poste de douane polonais.
Et là, ça se complique. Nous n’avons pas de visa de transit. Nous n’avons pas envisagé qu’il nous fallait également ces visas pour retraverser le pays. Naïvement nous pensions que le visa du trajet aller était valable pour le retour. Les douaniers polonais ne sont pas dans de bonnes dispositions. Ils veulent que nous retournions à Lvov, attendre l’ouverture de leur consulat pour y introduire une demande de visa de transit, et après l’avoir obtenu, revenir le leur présenter. Vu les délais dans lesquels Michel et Pierre doivent rentrer en Belgique, c’est inenvisageable. De plus, notre visa soviétique étant annulé par notre sortie d’URSS, il nous en faudrait un nouveau pour rejoindre Lvov.
De toute façon, cela ne sert à rien d’aller en pleine nuit attendre devant ce consulat. Faute de mieux nous optons pour attendre à ce poste de douane polonais.
Nous sommes garés en file sur le côté et le froid nous oblige à remettre régulièrement les moteurs en marche.
J’observe le jeu des douaniers. Une petite fiat-polski 126 est arrêtée. Ses cinq passagers, comprimés dans l’habitacle, doivent sortir pour que les gabelous puissent fouiller leur voiture. Le hayon est complètement vidé et tous les bagages sont retournés sur les tables de fouille. Plus la nuit avance, plus la température chute. Les passagers claquent des dents, ils ne sont pas très chaudement vêtus. Le chauffeur n’a qu’un veston, dont il essaye de refermer le col
J’ai conduit presque toute la journée et une partie de la nuit, après un moment je vais m’effondrer sur la couchette aménagée dans la camionnette.
La seule solution, du moins provisoire, est d’essayer de faire le forcing auprès des douaniers. C’est Rita qui négocie, très longuement et très laborieusement. Régulièrement l’un ou l’autre de notre groupe vient dans le bureau s’inquiéter de la situation. Dans la voiture de Marc, Michel et Pierre voient s’écouler les heures, et croître l’inquiétude de ne pas parvenir à temps en Belgique pour honorer leur contrat.
Ces douaniers ne sont pas des polyglottes, cela n’aide pas. Mais à force d’insistance, Ils finissent par céder, et il devient alors possible d’obtenir nos visas ici. Déroutante bureaucratie. Plus tard, à la fréquentation des douanes des pays de l’Est, je m’apercevrai qu’un cocktail entre l’obstination patiente et une ignorance feinte, avec une goutte de naïveté simulée, permet de surmonter bien des difficultés.
Cela prend du temps. Il faut remplir des formulaires pour tout le monde.
À l’aube je suis réveillé par le moteur qui se met en route, le véhicule avance. Rita est au volant et m’annonce que nous sommes en Pologne. Je sommeille avec délice, après les chaos des routes soviétiques, les polonaises semblent de velours.
Après un moment, je repasse à l’avant de la camionnette et je découvre la campagne polonaise entièrement recouverte de givre. C’est splendide.
Une fois Przemyśl dépassé, à la demande générale, un arrêt petit-déjeuner s’impose. Nous le prenons dans un petit restaurant sur le bord de la route. Michel, notre Américain, commande des œufs sur le plat, du bacon, des toasts, du beurre, de la confiture et du café. Tout le monde se rallie à son menu. Nous nous régalons de ce repas qui nous paraît d’un raffinement luxueux, après toutes ces semaines de régime soviétique.
Rita prend contact avec Kaziemierz Grochmalski à Poznan pour lui demander d’organiser notre hébergement. La voiture qui doit rentrer en Belgique poursuit sa route seule, elle transporte trois conducteurs qui se relayeront. Mais il nous reste encore près de 750 km avant d’atteindre Poznan. Poznan devient dans mon imaginaire, comme une oasis à atteindre pour enfin pouvoir dormir tout mon saoul.
La journée est interminable, et c’est dans un état second, après plus de 1 800 km effectués d’une seule traite, sur des routes impossibles, que nous arrivons au centre d’hébergement qui nous a déjà accueillis.
Le lendemain, lorsque nous nous levons, Michel, Pierre, Christine et Philibert sont déjà partis avec Marc et sa voiture.
Le soleil est revenu. Au programme, balade au centre de Poznan, un restaurant qui nous fait conserver l’impression que la cuisine en Pologne, à côté de l’URSS, c’est le top. La vie en Pologne nous paraît d’une grande douceur par rapport à celle en URSS. Nous passons une dernière nuit et après une grasse matinée, nous faisons nos adieux à Anna et Kaziemierz, et nous entamons la dernière étape de notre retour. Le passage de la frontière est un jeu d’enfant. Côté polonais, et surtout côté allemand. Le mur de Berlin est par terre et les douaniers ne savent plus trop sur quel pied danser. Sur l’autoroute vers Berlin, beaucoup de coups de klaxons des voitures que nous croisons, qui nous dépassent, que nous dépassons. Lorsque nous nous arrêtons pour manger dans une de ces Gasthaus en bois, les convives des tables voisinent nous sourient.
Lorsqu’à la sortie de Berlin, nous franchissons la frontière sur le couloir autoroutier reliant Berlin à la RFA, nous avons le sentiment d’une véritable ruée. Nous dépassons une file interminable de Trabant avançant presque au pas, sur un couloir réservé aux citoyens de RDA. Le poste frontière franchi, les conducteurs accélèrent comme pour un départ de course, de peur que les douaniers les rappellent, ou se soient trompés et que tout cela ne soit qu’un rêve. Des jeunes baissent leurs vitres et le corps penché à l’extérieur, poussent des cris de joie lorsque le douanier leur fait signe de passer. Les longues traînées des klaxons ponctuent symboliquement le passage de l’Est à l’Ouest. Les formalités en sont réduites à un vague coup d’œil sur les passeports. Le contraste est sidérant avec les contrôles encore tatillons quelques semaines plus tôt.
À la frontière entre la RDA et la RFA, ce sont les mêmes scènes de joie. Je n’ai plus jamais revu des postes de douane aussi joyeux.
Nous sommes les spectateurs d’une histoire occupée à se faire en direct, sous nos yeux. En RFA nous pouvons à nouveau capter des radios dont nous comprenons la langue. Ce sont les radios des bases américaines. L’ambiance est à la fête avec d’incessants flashs d’information en direct de Berlin annonçant de nouvelles ouvertures dans le mur et le passage en masse des Allemands de l’Est à l’Ouest.
Après notre sortie de RFA et notre retour en Belgique, nous faisons une halte à la première station-service. Nous avons à nouveau roulé toute la nuit et nous voulons prendre un petit-déjeuner belge. C’est un de ces self-services d’autoroute, impersonnel et insipide. La caissière fait la tête. Ici non plus ce n’est pas le paradis.
Lorsque nous racontons la tournée à des amis comédiens, les salles remplies de milliers de personnes, les banderoles en travers des rues avec l’annonce de « The Gang », les séances d’autographes, l’accueil du public, des artistes polonais et soviétiques, cela les laisse incrédules. Ou même l’un d’entre eux nous dit « C’est normal, ils n’y connaissent rien ».
En oubliant que la Russie est la patrie de Gogol, Tchekhov, Stanislavski, Meyerhold, Maïakovski et la Pologne celle de Grotowski, Kantor et bien d’autres. En ignorant que le public de ces pays, particulièrement l’intelligentsia, est féru de culture. Les activités artistiques sont pratiquées en masse avec des exigences très élevées.
Dans chaque maison les livres occupent une place importante, les bibliothèques des gens sont remplies des classiques nationaux et étrangers.
Quelques semaines plus tard nous nous réunissons après la dernière représentation de « The Gang » en Belgique. Nous avons des propositions intéressantes pour les festivals d’Edimbourg et de Toronto. Mais les cachets ne sont pas garantis. Pour le festival de Toronto, ce pourrait être simplement le remboursement du voyage et l’hébergement avec un perdiem honnête. Pierre et Michel refusent de poursuivre sans rémunération en dollars sonnants et trébuchants.
L’aventure de « The Gang » s’arrêtera là. Mais elle nous ouvrira, à travers ces rencontres, un nouvel horizon. Nous retournerons en Europe de l’Est à de nombreuses reprises, avec plusieurs tournées en Pologne, en Roumanie, en Hongrie, en Slovaquie.