
Au début de l’année 1989, Pierre Michel Zaleski, Péruwelzien d’origine polonaise, l’un des animateurs du Théâtre de Banlieue de Bruxelles, nous met en relation avec Kaziemierz Grochmalski, directeur, acteur et metteur en scène du Théâtre Maya de Poznan.
Comme beaucoup de théâtres polonais alternatifs, le Théâtre Maya est né dans les années soixante-dix (1974), de la contestation de la jeunesse et des travailleurs. Il nous propose d’organiser réciproquement une tournée dans nos pays respectifs.
Voilà une proposition qui trouve chez nous un fort écho. Il y a bien entendu l’attrait de tourner un spectacle dans un pays étranger. Mais il y a aussi la Pologne qui est au centre de l’actualité. De plus, après quelques semaines nous entrevoyons la possibilité d’étendre notre tournée à L’URSS en plein bouleversements.
L’offre du Théâtre Maya et la perspective de cette tournée en URSS trouvent immédiatement un accueil favorable dans notre petit groupe.
Nous venons de terminer la création de notre deuxième spectacle de clowns mis en scène par Michel Dallaire, Pierrot Mol, Jacques Eugène, Pierre Pilate, Marc Meert, Rita et moi, avons commencé à créer « The Gang » à partir de l’automne 88.
Pierrot nous a abandonné pour suivre les cours de l’école Lassad.
Le spectacle est sorti en janvier 1989 et a tourné une trentaine de fois, surtout dans le Hainaut Occidental. Pour cette longue tournée que nous préparons, Jacques Eugène, d’Ath, par ailleurs artisan imprimeur, ne peut quitter son travail aussi longtemps.
Michel Dallaire se propose alors pour le remplacer. Et Dolorèze Léonard avec qui nous travaillons le personnage du bouffon se joint aussi à nous.
Tout au long de l’année 1989, en même temps que nous préparons notre tournée en Pologne et en URSS, les pays de l’Est connaissent les convulsions qui amèneront la chute de tous les régimes staliniens de cette région.
En Pologne, dès 1988, les manifestations et les grèves avaient déstabilisé le régime. Pour mettre fin à l’agitation, de février à avril 1989, le gouvernement et Solidarnosc négocient la tenue d’élections libres.
Dès le début de l’année, de plus en plus d’Allemands de l’Est se réfugient dans les ambassades de la République fédérale des pays d’Europe de l’Est, où ils sont encore autorisés à se rendre.
À Budapest, le 15 mars, 80 000 manifestants réclament la démocratie.
Alors que nous en sommes à entreprendre les démarches pour obtenir des visas pour traverser la RDA et pour tourner en Pologne, le 2 mai 1989, la frontière entre la République populaire de Hongrie et l’Autriche s’ouvre ; de nombreux Allemands de l’Est en profitent pour passer à l’Ouest.
Lors des élections de juin, les partisans de Solidarnosc triomphent emportant la quasi-totalité des sièges.
Kaziemierz Grochmalski nous propose alors d’étendre notre tournée à l’URSS.
- Kaziemierz Grochmalski
- Kaziemierz Grochmalski
L’évolution de la situation internationale et son accélération rendaient sa proposition littéralement excitante.
En juin, nous commençons des discussions difficiles avec la Philharmonie Expérimentale de Kharkov, l’organisation soviétique qui souhaite nous engager. Difficiles parce que les communications téléphoniques étaient compliquées. Il fallait passer par un standard où les opératrices ne parlaient que le russe. C’était d’ailleurs pareil pour la Pologne. Mais en Pologne nos correspondants, comme Kaziemierz, étaient souvent anglophones et les opératrices comprenaient un peu l’allemand, du moins les chiffres des numéros de téléphone. En URSS c’était plus ardu de se faire comprendre des opératrices. Nous n’étions pas mis directement en relation. Il fallait attendre parfois un bon moment avant d’être connecté. Et alors il fallait que le coup de fil survienne au moment où l’interprète était présente. Et pour l’écrit, tout se fait déjà heureusement par fax.
Le 27 juin 1989 les ministres des Affaires extérieures d’Autriche et de Hongrie coupent les barbelés séparant leur frontière.
En juillet Gorbatchev déclare que l’Union soviétique n’interviendra pas pour rétablir l’ordre en RDA.
À Varsovie, le 24 août, Mazowiecki devient le Premier ministre postcommuniste.
Début septembre, en RDA, c’est le début des « manifestations du lundi ». Parties de Leipzig, elles s’étendent à plusieurs grandes villes.
Le 23 septembre nous recevons la visite de deux Russes représentants l’organisateur qui souhaitent engager notre spectacle : Leonid Goldfeld Davidovitch et Juri Moiseevitch Blank.
Leonid est un petit bonhomme joufflu et un peu enveloppé. C’est une vraie pile électrique, pleine d’énergie, toujours sur les nerfs. Mais il lui suffit de s’étendre, fermer les yeux et il trouve immédiatement le sommeil. Il possède un bon appétit et déborde de vitalité.
Juri est plus âgé et plus réservé. Ses cheveux entièrement blancs coiffés en crinière lui donnent une vague allure d’artiste. Il a emporté des gouaches et des aquarelles de son père qu’il essaye de vendre. Je lui achète une gouache pour qu’il puisse financer leurs petites dépenses pendant leur court séjour.
Ils se lèvent le matin avant l’aube pour visiter Tournai. Ils ne veulent pas perdre une seule minute de leur bref séjour à l’Ouest. Nous sommes pressés de questions sur tous les sujets. Leonid surtout, est curieux de tout.
Leonid et Juri nous accompagnent lors d’une représentation et visionnent notre spectacle « The Gang ». Ils aiment et sont partants pour organiser la tournée en URSS.
Nous pouvons à présent introduire notre demande de visa auprès de l’ambassade d’URSS.
À cette époque, ce n’était pas chose facile que de voyager à l’Est. Les conditions d’obtention de visa étaient strictes. Il fallait communiquer un itinéraire, produire des invitations ou des réservations d’hôtels. Nous devons faire les démarches pour des visas de transit pour la RDA, notre tournée en Pologne et en URSS. Nos passeports tout neufs sont déjà bien remplis.
La veille de notre voyage, le 7 octobre, le parti communiste hongrois cesse officiellement d’exister, et le 9 octobre, une manifestation rassemble des dizaines de milliers de personnes à Leipzig. Le nombre de manifestations et de manifestants ne cesse d’augmenter.