
Episode 1
Le jour du grand départ, notre convoi, une camionnette et deux voitures, se met en route pour une longue tournée de plus d’un mois.
À la frontière belgo-allemande, les douaniers nous assurent que nous ne pourrons pas entrer en RDA. Les papiers qui nous ont été délivrés par les douaniers tournaisiens ne permettent que la circulation à travers la CEE. Pour circuler en Allemagne de l’Est et au-delà il nous faudrait un carnet ATA. Nous n’avons pas d’autre choix que de tenter notre chance.
À Helmstedt, Checkpoint Alpha, le seul endroit où l’on peut franchir la frontière entre les deux Allemagne, les douaniers occidentaux nous assurent que leurs collègues de l’Est ne nous laisseront pas passer avec les documents que nous possédons.
Nos craintes ont le temps de se transformer en anxiété car la file d’attente est interminable pour atteindre le poste de Marienborn, côté RDA.
C’est la nuit, les éclairages de la douane et les phares des véhicules illuminent ce décor de film d’espionnage. L’affairement des gardes frontières, le stress des avances et des arrêts de la queue de véhicules, les contrôles serrés de certaines voitures, les bagages défaits et étalés sur des tables de fouilles, voilà l’ambiance d’un poste frontière entre l’Est et l’Ouest. La guerre froide n’est pas encore terminée.
Un moment il faut choisir entre la file des camions et celle des voitures. Et une camionnette, ça va dans quelle file ? Nous optons pour les camions et nous nous retrouvons en garniture de sandwich entre deux énormes semi-remorques.
Après deux heures d’attente, c’est au tour de nos véhicules d’être examinés. Notre statut d’artiste semble nous favoriser. Les portières sont ouvertes, un garde-frontière y jette un rapide coup d’œil rapide mais attentif. Au guichet, un douanier examine nos papiers avec bienveillance. Nos visas sont tamponnés. Cela ne prend que quelques instants et nous franchissons la frontière interallemande, les doigts dans le nez, sans les documents que les douaniers de l’Ouest nous disaient indispensables.
Nous empruntons la fameuse Bundesautobahn 2, le corridor routier qui relie Berlin Ouest à la RFA. Il est interdit de le quitter. Premier contact avec le socialisme réel, c’est le change de monnaie et une bière ou un café que nous prenons dans une des aires de repos. Il y a un fossé entre le clinquant « m’as-tu-vu » occidental et cette sobre grisaille bureaucratique.
À l’entrée de Berlin nous subissons à nouveau un contrôle. Nous avions initialement prévu d’atteindre la Pologne dès ce soir. Mais les longues heures perdues aux différents contrôles nous ont retardés. Il faut passer la nuit ici. Nous nous dirigeons vers le centre et nous passons cette première nuit au pied de la Kaiser-Wilhelm-Gedächtniskirche, l’église du Souvenir, sur le Kurfürstendamm. Rita, Max, notre fils de 5 ans, et moi, dormons dans la camionnette, les autres à l’hôtel.
Le lendemain, nous tentons de repasser en RDA par Charlie Checkpoint. La mise en scène est bien supérieure aux contrôles précédents. Au centre de la rue, des sacs de sable entourent une cabine de douane. Les bords de cette voie sont une véritable écurie de chevaux de frise et l’ensemble est joliment décoré de barbelés, pour lesquels on n’a pas regardé à la dépense.
Nous voyons apparaître les premières inscriptions en russe sur les panneaux de circulation. Une seule voie étroite permet le passage de chacun des côtés. Nous nous insérons dans la file.
C’est l’album de Léo Ferré « Les Anarchistes » qui défile dans le lecteur de K7. On n’a que les plaisirs qu’on se donne.
Au contrôle occidental pour sortir de la partie ouest, le militaire nous dit que nous ne pourrons pas passer à l’Est. Notre visa de transit ne nous y autorise pas. Mais dans cet étroit passage, impossible de faire demi-tour. Nous devons continuer patiemment jusqu’au point de contrôle de l’Est, et là nous devons nous remettre, sans perdre notre flegme, dans la file opposée et retourner, très patiemment à l’Ouest.
Après avoir trouvé la bonne sortie de Berlin Ouest pour entrer en RDA et transiter vers la Pologne, nous subissons à nouveau les deux contrôles douaniers. L’après-midi est bien entamée lorsque nous rejoignons l’autoroute en direction de Szcecin. Le revêtement composé de grandes dalles de béton aux joints distendus secoue les suspensions. La circulation est très fluide, peu de véhicules et leur vitesse est modérée par les performances des Trabans.
Notre camionnette neuve, à l’aérodynamique occidentale, se distingue nettement de ces Trabans et des autres petites voitures fabriquées à l’Est. Lorsque nous passons sous un pont où se trouvent des passants, ils nous repèrent rapidement et nous adressent de grands signes. Ils nous tendent leurs doigts en « V » de victoire. En ce moment même, partout en RDA, les manifestations contre le régime se poursuivent.
La nuit est à nouveau tombée lorsque nous atteignons la frontière polonaise. Il y a 36 heures que nous sommes partis, c’est le treizième contrôle, et il y en aura un quatorzième pour rentrer en Pologne.
C’est toujours aussi systématique, aussi minutieux et surtout aussi long.
Certains d’entre nous ont les nerfs qui commencent à flancher. Dolorèze fait entendre quelques « tabernacle, calice de ciboire » bien québécois.
Après le contrôle polonais nous devenons millionnaires au bureau de change, grâce au taux du zloty dopé par l’hyperinflation.
Szczecin est à peine éclairée, les immeubles gris semblent avoir besoin d’une sérieuse rénovation. Les rues de pavés chaotiques sont désertes. Nous essayons de demander notre chemin à l’un des rares passants. Il ne parle ni anglais, ni allemand, et le polonais n’est pas une langue facile.
Nous décidons de prendre un taxi qui nous pilote jusqu’à notre adresse de contact.
C’est chez une certaine Marian Górski, responsable du Studio Pantominy de Szczecin. Entre les garçons les spéculations vont bon train sur cette polonaise. Est-elle jeune et jolie ?
Celui qui nous accueille est un petit bonhomme avec un gros ventre, une grande barbe et une calvitie bien entamée. En Pologne, Marian est un prénom masculin.
Nous passons la nuit dans les chambres d’une cité universitaire.
Il n’y a pas d’eau chaude dans les douches. Nos deux Américains, Dolorèze et Michel, y voient une démonstration de plus du retard provoqué par le communisme. Jusqu’au lendemain matin où Marian leur expliquera comment ouvrir la vanne d’eau chaude.
Nous prenons le café ensemble. Marian l’a fait dans une grande casserole en y jetant le café dans l’eau bouillante. « Polish méthode » dit-il. Surtout pénurie de filtres.
Après le déjeuner nous demandons pour voir la salle où nous jouons le lendemain.
Ce n’est pas un de ces petits théâtres où nous avons l’habitude de jouer en Belgique.
C’est une très grande salle. Tellement grande que nous devons revoir toute la mise en scène pour l’adapter à ce plateau immense.
Au lieu de nous livrer aux réjouissances touristiques prévues par Marian, nous installons rapidement notre décor et nous nous mettons au boulot.
- Décor du spectacle " The Gang " à Szczecin
Nous présentons notre spectacle « The Gang » comme un spectacle d’anti-théâtre. Une manière dérisoire de se moquer des programmateurs de théâtre « bien propre » à l’affiche dans les lieux officiels de la « grande » culture.
Le show, comme nous le disons à l’époque, sous l’influence des Américains qui nous accompagnent, est un spectacle de clowns. Pour nous cela signifie d’oser dépasser nos limites, et pas toujours que les nôtres.
L’histoire est simple. Des acteurs rescapés d’un spectacle qui a été traité par la critique du titre peu enviable de "Barnum des zéros" et autres amabilités du genre, déçus par leurs échecs successifs, décident d’abandonner les périls du show-biz pour se livrer à une activité plus lucrative : le gangstérisme. Leur spécialité sera l’attaque de théâtres. Le public sera pris en otage, on fera chanter les autorités contre une rançon et en plus on se fera un peu de monnaie avec les entrées…
Le public est accueilli par Madame Linda, agent de sécurité et placeuse. C’est Dolorèze Léonard, une ancienne du Bread and Puppet Theatre et des débuts du Cirque du Soleil.
Un artiste ringard, Pierre Pilatte, commence un spectacle de mime.
C’est alors que le théâtre est attaqué par quatre gangsters, lourdement armés, Monsieur Marcel, le chef (c’est moi), Madame Rita, la femme du chef (Rita Cobut) et M. Michel (Michel Dallaire). Le quatrième, Godot (Marc Meert), est en retard. On attend donc Godot.
- Marc MeertMarc Meert qui joue le rôle de Godot dans le spectacle
Ces bandits ont emporté un cercueil pour intimider le public et plus tard y placer le cadavre de l’otage qu’ils comptent descendre.
Les gangsters sont aussi mauvais que lorsqu’ils étaient comédiens. C’est du théâtre burlesque, construit à partir de situations créées à travers le rapport avec le public. L’improvisation tient une grande place et est balisée par des séquences qui elles sont rigoureusement chorégraphiées.
Ce scénario est prémonitoire d’un événement qui lui sera tragique. En 2002, pendant une comédie musicale destinée à la jeunesse, une cinquantaine de « terroristes » tchétchènes prennent en otage 850 spectateurs au théâtre Doubrovka de Moscou. Dans leur assaut les forces spéciales russes tueront les 50 Tchétchènes et 130 otages.
Mais pour l’heure les répétitions ne se font pas sans tension. Initialement, Michel Dallaire est le metteur en scène, qui a dû endosser le rôle de Jacques Eugène, compense son manque de connaissance du scénario par des plages d’improvisation qui parfois nous perturbent.
Pendant les pauses, Marian nous entraîne à la cantine d’un ministère pour prendre différentes collations. Dès le petit-déjeuner c’est pomme de terre et kotlet (qui sont des boulettes de viande hachée panées).
Le soir de cette première polonaise nous sommes rassurés. L’humour décalé et dévastateur de « The Gang » fait mouche. Il faudra encore procéder à quelques adaptations, introduire plus de phrases en polonais. Le spectacle est surtout visuel mais certaines situations nécessitent quelques phrases par-ci par-là pour augmenter le rendement des rires de la salle.
Après le spectacle nous pouvons nous laisser aller à profiter de l’hospitalité polonaise. C’est l’occasion aussi d’échanges sur la situation en Pologne. Nous comprenons rapidement que nos hôtes sont tous des opposants au régime, sympathisants de Solidarnosc, et s’ils ne sont pas tous catholiques, le rejet de l’avortement est assez unanime. Nous nous apercevrons assez vite que ces opinions sont un socle commun à beaucoup de Polonais. Les clarifications se feront les années suivantes. Pour l’instant, c’est front commun contre le communisme.
Nous poursuivons notre route jusqu’à Poznan, le siège du Théâtre Maya. Il est situé dans un bâtiment universitaire au centre de Poznan. En face, des topinambours poussent dans les plates-bandes d’un parc. Les pénuries poussent à utiliser beaucoup d’astuces.
Kaziemierz cache son début de calvitie d’une grande mèche rabattue sur son front dégarni. Lorsqu’il s’exprime, régulièrement il renifle avec discrétion. Il est un peu maniéré dans ses gestes. Anna Lenartowicz, sa compagne, petite et très mignonne, se tient derrière lui, en auxiliaire réservée mais vigilante.
Avant chaque représentation nous occupons une grande partie de notre temps à aménager différentes parties du spectacle. Il n’est jamais figé, répété à l’identique d’une fois à l’autre. Sans cesse les gags naissent, évoluent, et parfois meurent. Dans le scénario initial, dans certains gags nous cassons des œufs. Mais ici les gens font la file pour les acheter, et ils n’en trouvent pas toujours. Nous réduisons radicalement la taille de l’omelette pour éviter de choquer le public.
Celui-ci se presse. Jusqu’à présent les salles sont pleines. Et ça marche. Ce qui n’était pas évident car nous sommes dans les milieux de l’avant-garde théâtrale polonaise, habitués aux créations esthétisantes et souvent hermétiques.
Un spectateur offre même, discrètement, un joint à Doloreze en la félicitant.
Après les représentations nous pouvons enfin faire un peu de tourisme. Il y a plein de curés et de bonnes sœurs dans les rues. Les églises sont fréquentées à toute heure et des petits groupes de croyants prient les différents saints. Nous en verrons même dans la rue, agenouillés devant une statue de Marie (la vierge).
Beaucoup de personnes se promènent avec des fleurs et de nombreux petits marchés ou des aubettes en proposent. Mais il y a pas mal de queues devant toute une série de magasins. Le niveau de la consommation est bien plus bas qu’à l’Ouest. De même que beaucoup d’autres normes. Nous repérons une poissonnerie à l’odeur qu’elle dégage dans la rue. Quelques charrettes attelées de chevaux pénètrent encore jusque dans le centre-ville.
Les Kiosques sont à tous les coins de rue. On y trouve de tout : cigarettes (polonaises), carte postale, bibelots, produits d’entretien, cosmétiques, parfois des produits alimentaires, le dentifrice, le papier WC (s’il y en a), les savonnettes, les allumettes (rares). Le vendeur est souvent caché derrière ses marchandises et les prix ne sont pas souvent affichés. Je feins d’être sourd muet pour obtenir que les marchands m’indiquent les prix avec les doigts, ou avec un crayon et un morceau de papier.
C’est aussi l’irruption du « marché libre », ou plutôt les tout débuts du libéralisme sauvage. Certains copient des K7, pochettes comprises, de groupes comme les Pink Floyd, les Beatles et autres. Sans se soucier des droits d’auteur. Ce qui rend leurs prix très accessibles. C’est possible de se payer une intégrale pour par cher.
Kaziemierz et Anna nous accueillent à la polonaise. La vodka coule à flots. D’autant que nous avons découvert les « Pewex », les magasins où l’on paie en devises étrangères. Pour nous, cigarette et alcool sont vendus à des prix dérisoires. Wyborowa, Zytnia, Zubrowka deviennent des noms familiers.
Pendant la dernière représentation à Poznan, des voleurs s’en prennent à notre camionnette. Ils ont l’assurance que nous sommes sur scène pendant toute la représentation. Ils s’attaquent à la porte latérale qui permet le déchargement du matériel. Ils utilisent une perceuse pour percer la serrure. Ils ne parviennent pas à l’ouvrir, mais seulement à rendre totalement inutilisable cette portière. Le véhicule ne peut plus être chargé et déchargé que par l’arrière.
Actuellement les pénuries de carburant provoquent des files invraisemblables devant les stations-service approvisionnées. Dans la queue les conducteurs poussent leurs voitures pour économiser le précieux carburant. Il faut des heures pour faire le plein. Nous étions prévenus et nous avons des jerricanes. Les copains polonais s’organisent pour les remplir et ainsi nous éviter les files.
Le 23 octobre, au moment de prendre la route pour Gniezno, Kaziemierz nous apprend que la République de Hongrie est proclamée.
À Gniezno, nous jouons dans une école. Cette ville importante a été la première capitale de la Pologne du Xe siècle au couronnement de Venceslas II en 1300. Les élèves en sont fiers, mais moins que lors de la visite de Jean-Paul II sur la tombe de saint Adalbert en 1979.
L’étape suivante est Kielce, où nous jouons à l’université. Nous sommes accueillis par les étudiants avec qui nous avons des échanges plus faciles, ils parlent anglais.
Ils imaginent l’Ouest comme le paradis de la liberté. Nous avons beau essayer d’introduire des nuances, qui sont plus que nécessaires, ils ne nous croient pas. C’est vrai que vu d’un pays ravagé par l’hyperinflation et les pénuries, où la liberté d’expression a été réduite à presque rien durant plus de quarante ans, l’Occident capitaliste est fantasmé comme un paradis.
Nous parlons aussi de l’antisémitisme. Il faut dire qu’ici à Kielce, en 1946, s’est déroulé un pogrom dont la responsabilité est très controversée. Pour les catholiques (ça fait beaucoup de monde) c’est une manipulation du parti communiste. Pour ce dernier, c’est la population locale qui est en cause, couverte par le silence de l’Église. L’antisémitisme reste un sentiment très répandu alors que la population juive est réduite à quelques milliers de personnes (+/- 25 000). Le parti communiste a joué à plusieurs reprises à ce jeu dangereux (parfois au nom de l’antisionisme), mais aussi l’église (les juifs sont les assassins du Christ). Pour les jeunes avec qui nous discutons, il n’y a aucun doute, ce sont les communistes les coupables.
Le 3 novembre les autorités tchécoslovaques donnent l’autorisation aux réfugiés est-allemands de quitter le pays pour rejoindre l’Ouest.
Notre dernière étape polonaise est Lublin, la région natale de Rosa Luxemburg, née à Zamość, à quelques kilomètres, mais pas très populaire dans son pays d’origine.
Nous arrivons dans la nuit au Grupa Chwilowa theatre Company. C’est le directeur, Krzysztof Borowiec en personne qui nous reçoit avec quelques comédiens et deux jeunes interprètes.
Légèrement enveloppé, Krzysztof est un petit bien bâti. Derrière ses lunettes de myope, ses yeux reflètent un cynisme désabusé. Son front large dégarni et ses cheveux grisonnants contribuent à lui donner une allure d’ancien, de fondateur.
- Krzysztof Borowiec directeur du Grupa Chwilowa theatre Company
Après la vodka de bienvenue nous rejoignons notre hébergement.
Je suis avec Pierre Pilate et les deux interprètes dans un taxi loué par Krzysztof.
Nous échangeons avec les deux jeunes filles. Elles sont encore étudiantes, embauchées par Krzysztof pendant notre séjour à Lublin, elles sont ravies de pouvoir parler le français avec nous. Elles sont mignonnes mais transpirent la bonne éducation catholique.
Krzysztof est un personnage déroutant. D’un ton autoritaire et d’un claquement de doigt, il adresse une demande aux interprètes. Celles-ci discutent un moment à voix basse.
Krzysztof les interrompt sèchement et d’un claquement de doigt leur intime de traduire ce qu’il vient de dire.
Une des deux jeunes filles, très gênée, s’exécute avec plein d’hésitations :
« Krzysztof vous demande si vous voulez… Je m’excuse… (Elle hésite.)… Des femmes,… Enfin ce n’est pas exactement ce qu’il a dit… Des prostituées… » précise-t-elle.
Étonnés et aussi embarrassés, nous nous regardons Pierre et moi. Notre regard croise celui des interprètes qui sont confuses.
« Non merci », répondons-nous, en nous demandant où nous sommes tombés.
Le lendemain après avoir monté notre décor au studio du Grupa Chwilowa, Krzysztof nous invite dans une autre salle à visionner « La merveilleuse histoire », une de ses créations. Grupa Chwilowa est sinon le premier, du moins l’un des premiers théâtres alternatifs des années soixante-dix. C’est donc avec curiosité que nous assistons à cette représentation.
Nous y retrouvons l’esthétique caractéristique de beaucoup de troupes de l’avant-garde du théâtre alternatif polonais.
Elles développent une vision extrêmement pessimiste du monde, voire désespérée. La thématique tourne souvent autour d’un questionnement angoissant sur l’histoire de la Pologne. Des images « léchées » organisent un hermétisme dont les clés sont réservées à ceux qui prétendent pouvoir interpréter les allusions et les symboles disséminés dans le spectacle.
Cette forme ravit les intelligentsias occidentales. Peu y comprennent quoique ce soit, ignorants qu’ils sont, des réalités et de l’histoire polonaise. Ce style est interprété comme un moyen de s’exprimer afin de pouvoir échapper à la censure.
Ces théâtres polonais alternatifs sont invités partout dans le monde, dans les festivals internationaux où ils sont régulièrement primés. Les jurys et les publics occidentaux peuvent ainsi exprimer, à bon compte, leur compassion avec la Pologne martyrisée par l’ogre communiste.
La performance est visuelle (exportation oblige). La bande-son fait entendre le bruit que l’on perçoit dans un train. La lumière suggère les interstices d’un wagon à bestiaux. Nous sommes en route vers un camp de concentration, Auschwitz ou Katin. L’éclairage, toujours en clair-obscur, révèle, posées sur le plateau, quelques têtes décapitées hyperréalistes. Des cloches dont les gongs sont les têtes des acteurs, une potence à l’arrière blanc, des croix, des crucifiés, l’ambiance est construite de métaphores glauques. Aucune place pour l’humour.
La forme et le propos de notre spectacle sont aux antipodes de tout cela. Nous nourrissons quelques craintes sur la façon dont le public risque d’apprécier notre travail. Mais à notre étonnement c’est un très bon succès. Même Krzysztof et sa garde rapprochée, hilares, nous félicitent. Ils sont épatés par les rires déclenchés par « The Gang ».
Des organisateurs du festival d’Edimbourg et d’autres du festival de Toronto ont assisté à notre show. Ils sont venus pour engager des groupes du théâtre alternatif polonais. Ils sont très intéressés par notre style déjanté. Ils nous donnent leurs adresses en vue d’organiser notre venue dans leur festival.
En visitant la ville, nous discutons avec les acteurs et Krzysztof. A l’image de la véritable tragédie qu’a été l’histoire nationale polonaise pendant les années quarante, La ville et la région restent très marquées par la guerre et la proximité de la frontière russe.
Lublin était le siège du quartier général de l’Action Reinhard et ensuite du Comité de Lublin (contrôlé par l’Armée rouge et chargé d’administrer les territoires polonais libérés).
C’est dans le cadre de l’action Reinhard que de 1942 à 1943 les nazis ont exterminé plus de deux millions de Juifs et de nomades (comme les Roms, mais aussi les Sintis et les Yéniches). Parmi les trois camps d’exterminations où elle se déroula, Belzec, Sobibor et Treblinka, les deux premiers étant dans la région de Lublin.
Dans une sorte de bar pour intellectuels et étudiants, parmi les journaux polonais en vente, j’aperçois « Le Monde ». Malheureusement c’est une vieille édition datant de plusieurs semaines. Nous ne captons plus depuis longtemps les radios occidentales. Les seuls journaux en vente sont en polonais. Et comme nous ne comprenons pas le polonais, nous dépendons entièrement des informations que nous délivrent nos accompagnateurs ou les personnes que nous rencontrons.
Krzysztof Borowiec ne cesse de nous étonner. Il est entouré d’une petite cour qui le suit partout et répond à tous ses désirs. Comme un nabab, Krzysztof ponctue toutes ses demandes d’un claquement de doigt. Ce sont en fait des ordres, et tout le monde semble s’exécuter sans discussion. À table au restaurant, pour avoir le sel, claquement de doigt. Dans la voiture, du feu pour allumer une cigarette, claquement de doigts. Dans les loges du théâtre, pour faire remplir son verre de vodka, claquement de doigts. Pour faire traduire les interprètes, claquement de doigts. Etc.
Évidemment cela nous choque, d’autant qu’il tente le manège avec nous. Il est assez mal tombé. Dans notre bande nous avons l’anti-autoritarisme à fleur de peau. Impossible de réprimer l’envie de jouer les Zorro. Nous commençons à parodier son comportement et nous aussi ponctuons toutes nos demandes de claquements de doigts.
Aux premiers, Krzysztof est interloqué mais ne réagit pas. Sa petite cour est incrédule. Nous continuons, en rigolant, à claquer des doigts entre nous à chaque demande.
Après un moment, nous voyons certains de ses courtisans réprimer des rires. Quelques semaines plus tard nous apprendrons qu’une partie du groupe s’est rebellée contre ce gourou tyrannique et a formé sa propre compagnie.
Le dernier soir nous sommes à nouveau invités par Krzysztof. Nous savons que cela se terminera inévitablement en une vodka partie. Nous nous éclipsons rapidement. Nous nous programmons une soirée calme, entre-nous.
Les soirées et les réceptions d’après spectacles commencent à se multiplier. Et Krzysztof à nous gaver.
Je passe l’après-midi dans les magasins. Les interprètes ne m’accompagnent pas. Nous voulons leur faire une surprise et les inviter à notre petite soirée.
Que pouvons-nous préparer comme repas qui nous change des kotlets polonaises ?
C’est à ce moment que je prends conscience que la vie de tous les jours ne doit pas être simple. Vu ce qui est disponible facilement dans les boutiques, ce sera des crêpes.
Le lait et la farine, ça va. Mais les œufs semblent introuvables. Je fais la file comme tout le monde et lorsque c’est mon tour, je me retrouve à mimer une poule occupée de pondre. Derrière, j’entends les rires dans la file. Au lieu d’œufs, la vendeuse me ramène un poulet.
Tout le monde se marre. Je dois recommencer le mime en insistant sur le moment de la ponte. Hilarité générale.
Nous faisons acte de présence à la soirée d’après spectacle. Avant de nous escamoter, nous invitons deux ou trois comédiens sympas, les deux charmantes interprètes et Joseph, le jeune polonais qui nous héberge dans un appartement situé dans une des grandes tours d’un quartier dortoir.
À notre arrivée, il prétend dormir par terre dans sa cuisine en nous laissant, divan, lits et matelas.
« C’est égalitaire » nous dit-il.
Bien sûr nous refusons et il partage un des matelas avec nous.
Durant la soirée, comédiens et interprètes s’excusent pour le comportement de Krzysztof, c’est un comble. Nous parlons de la Pologne, nous comparons les niveaux de vie. Les loyers sont ridicules, les charges ne pèsent pas lourd, le prix des livres est léger. Mais pour le reste, la désorganisation de l’économie, la dette, l’inflation, provoquent sporadiquement des pénuries dans beaucoup de secteurs.
Après la soirée, Marc et Pierre vont reconduire en voiture les deux interprètes chez elles.
Lorsqu’ils reviennent, ils découvrent que des voleurs sont occupés à s’en prendre à la camionnette. Leur arrivée les fait fuir.
Côté conducteur, une des vitres est fracturée. Marc et Pierre nous alertent et nous venons constater les dégâts. À part une poignée de K7, il n’ont eu le temps de rien voler.
Mais après notre portière latérale bloquée suite à la tentative de vol de Poznam, si cela continue il ne restera plus rien de notre camionnette à notre retour.
La portière latérale bloquée, c’est gênant, mais cela ne va plus loin. Par contre, cette vitre brisée ouvre le véhicule à tous les vents et à tous les voleurs. Impossible de l’abandonner sans surveillance.
Il faudra que quelqu’un passe la nuit dedans pour monter la garde. Je sors le colt Python 357 Magnum des accessoires. C’est une copie à l’identique avec des balles de gros calibres, mais qui se contente de faire beaucoup de bruit. Chaque fois que je tire dans les théâtres, les gens rentrent la tête dans les épaules.
Cela pourrait être éventuellement dissuasif. S’il ne faut pas tirer…
Je remonte ensuite dans l’appartement pour prendre mon sac de couchage et des vêtements chauds.
Lorsque je redescends pour prendre le premier tour de garde, je découvre un bonhomme penché par la fenêtre brisée, à l’intérieur de la camionnette. Le voleur est revenu et il a profité de ma brève absence pour terminer le travail.
Je dégaine alors le colt et je braque le gars. C’est étonnant, c’est un homme d’une quarantaine d’années, avec un grand pardessus soigné. Il est grand et costaud et paraît « bien mis de sa personne ».
Que faire ? Pas possible de communiquer avec les autres. Ni avec lui, je ne parle pas le polonais.
Lorsqu’il me voit avec le Python, il est d’abord étonné.
J’utilise un mélange d’anglais et des mots du spectacle appris phonétiquement.
« Ręce do góry. Go milicia »
Il me regarde avec étonnement, et avec un sourire en coin, me parle en polonais.
Qu’est-ce que je peux faire ? Je lui répète :
« Ręce do góry. Go milicia »
Il s’en fout complètement et se dirige vers l’immeuble où nous logeons. Je le suis, toujours avec le colt braqué sur lui en lui répétant en vain :
« Ręce do góry. Go milicia ».
Il monte les escaliers tout en continuant de me parler en polonais et en rigolant. Arrivé à notre étage, je frappe à la porte de notre appartement pour obtenir de l’aide. Rita et Pierre arrivent.
L’homme continue de grimper les escaliers. Je le suis, le revolver pointé sur lui. À l’étage supérieur, il ouvre une des portes, il rentre dans l’appartement et referme la porte sur notre nez, toujours en nous parlant polonais.
J’ai l’air d’un con, avec mon revolver d’alarme à la main.
Je reprends le tour de garde jusqu’au moment où je suis relevé et que je peux aller dormir au chaud.
Le lendemain matin, la sonnette de l’appartement nous réveille.
Nous ouvrons la porte et nous découvrons l’inconnu de la veille.
Seulement aujourd’hui il est en grand uniforme de la milice. Précisément. Et c’est un colonel.
Heureusement, il a le sens de l’humour et il aime le théâtre. Mon improvisation de la veille, dans l’escalier, avec le revolver, l’a fait rigoler.
Il explique à Joseph qu’il nous attend au commissariat avec nos interprètes pour enregistrer notre plainte…
Pendant que Rita s’en charge, nous nous inquiétons de l’indispensable réparation de la vitre fracturée. Il y a un garage de Varsovie qui représente la marque de notre camionnette. Mais ils n’ont pas la pièce. Il faut attendre plusieurs semaines avant qu’une livraison soit possible. Heureusement nos amis comédiens polonais sont plein de ressources. Ils nous accompagnent au siège d’une troupe de théâtre de marionnettes. Ils ont toutes sortes de matériaux et d’outils pour fabriquer leurs marionnettes. Ils entreprennent de tailler la réplique de notre vitre dans un épais morceau de plastique. Une fois placé, on ne voit plus la différence avec la vitre intacte. À notre retour en Belgique, nous demanderons à notre garagiste d’effectuer la réparation. Mais il faudra que nous lui indiquions la vitre à remplacer car il sera incapable de repérer le « bricolage polonais » ".