Une expérience de théâtre-action au Vietnam

SOMMAIRE
Avant propos   page 3
Introduction   page 4
Les conditions de l’expérience   page 7
1. Déroulement chronologique   page 10
2. Carnet de bord   page 39
  a )Un théâtre didactique page 40
  b) Un dispositif scénique particulier page 41
  c) Un public particulier page 42
  d) La difficulté posée par la langue page 44
  e) Une gestuelle étrangère page 46
  f) Maître, formateur, animateur (...) ? page 48
  g) Une parenthèse sur le théâtre Action page 50
  h) Des liens avec un théâtre traditionnel page 53
  i) Une parole lisse page 61
  j) Un atelier théâtre, et après ? page 63
Conclusion   page 65
Bibliographie   page 67
Remerciements   page 68
Annexes   page 69
  Dossier du spectacle Le petit livre de la jungle  
  Dossier de presse de l’ONG Vietnam plus  
  Dossier du spectacle Heart of Darkness (suite du projet)  
  Article de Marcel Solbreux  

AVANT PROPOS

Depuis plusieurs années (et si peu en fin de compte) assise sur les bancs de l’université je me demandais : Qu’est ce que le Théâtre représente pour moi ? Est-ce que comme Rainer Maria Rilke dans ces Lettres à un jeune poète, le théâtre est une condition à ma vie ?
Comme pour toutes les grandes questions je présume, la réponse n’est pas évidente, et la réalité parfois difficile quand on la regarde droit dans les yeux.
La route est longue, les questionnements nombreux, et la réponse revêt souvent le manteau du doute. Parfois face à des spectacles, déçue par un rêve de petite fille que je ne reconnais plus, je ne parvenais plus à me souvenir de ce qui m’avait attiré là, sur les fauteuils de ces salles sombres. Pourtant quelque chose, toujours me poussait à chercher ce qui m’avait fait vibrer lors de ma première rencontre avec le plateau .Où se situait donc la magie du théâtre à mes yeux ?
Alors un beau jour, car c’est bien comme cela que c’est arrivé, j’ai décidé d’aller voir ailleurs, comme j’en rêvais depuis longtemps. Je me suis rattachée à un projet qui n’était pas le mien... Au début. Mon billet d’avion en poche, un sac à dos et beaucoup d’appréhensions, me voila partie pour un projet incertain. Faire du théâtre au Vietnam. Pourquoi là bas ? Peut être pour retrouver ce que j’avais perdu ici.
Et nous voila partis, la découverte d’Ho Chi Minh, la traversée du fleuve Mékong, la route nocturne à travers la jungle et enfin au bout du chemin, le théâtre. Un théâtre du bout du monde. Car même au bout du monde, dans un village perdu dans les méandres d’un fleuve lointain, des gens y croient, montent sur scène et jouent, en toute simplicité, sans grands discours ni grandes cérémonies. Ils utilisent le théâtre pour faire passer leur message, pour agir et pour changer les choses.
Je n’ai pas les mots adéquats parfois, les mots scientifiques, mais moi, avec mon petit vocabulaire de débutante dans cet art si vaste qu’est le théâtre, je vais tenter de vous raconter cette aventure si grande qui a eu lieu de l’autre coté de la planète loin des colloques et des amphithéâtres. Je vais vous faire part de mes surprises et de mes tâtonnements sur cette route vietnamienne. Ce travail ne collera peut être pas tout à fait aux normes mais il sera issu, c’est certain, d’une expérience réelle, humaine et surtout théâtrale.

INTRODUCTION

Le théâtre est un art vaste aux multiples visages, multiple par tout les genres, les époques, les cultures (...) qu’il contient. Un art difficile à capturer par ce qu’il contient de passé, de présent, d’éphémère surtout, de visible et d’invisible...
Pourtant il nous faut garder la trace de ce théâtre si vite disparu et englouti par le temps qui passe et les mémoires qui s’effilochent. Ce mémoire tentera, au nom de cette mémoire justement, de restituer un moment de théâtre.
Il n’a en aucun cas la prétention d’apporter une vérité qu’elle qu’elle soit sur un art si difficile à cerner qu’on ne peut, quoiqu’on fasse, que le saisir par bribes, avec des points de vue définitivement et purement subjectifs.
Il s’agit donc plutôt d’apporter tout d’abord l’ observation précise d’un projet spécifique, avec toutes les lacunes que cela peut laisser entendre, afin d’en dégager des questionnements.
Ce travail de mémoire est une réflexion qui n’est pas née d’une conception théorique sur le théâtre, mais du résultat d’une expérience concrète et particulière : la création d’un travail d’atelier de théâtre au coeur du delta du Mékong dans le sud Vietnam.
Cette expérience concrète permettra peut être de nous éclairer sur le théâtre asiatique, et plus particulièrement le théâtre vietnamien encore très peu connu et peu documenté.
Cependant, il ne s’agit pas non plus de faire une analyse approfondie du théâtre vietnamien contemporain puisque cet exemple ne peut en aucun cas être représentatif de tout un art. Il s’agit plutôt de se pencher sur un événement précis et déterminé dans le temps qui pourra nous éclairer sur la pratique vietnamienne du théâtre dans un contexte précis.
Mais cet atelier apporte également d’autres éléments dignes d’intérêt et notamment la rencontre de deux cultures, européenne (par les formateurs) et asiatique qui entament un dialogue mais aussi une pratique au travers de la même passion du théâtre. Il est intéressant de voir comment deux cultures aux antipodes peuvent se retrouver sur un projet commun dépassant les barrières culturelles et linguistiques.

Il s’est avéré difficile d’écrire sur le jeu, tomber dans des généralités m’a parut être un piège qu’il a fallu éviter à tout prix. En effet : « Jouer est un art, et l’art révèle le caractère unique de chaque chose » . Ainsi, pour éviter cette généralisation, j’ai préféré travailler de façon personnelle en ne réfléchissant que sur les points qui m’ont particulièrement et personnellement interpellé. Évidemment certains points ne sont donc pas traités et resteront volontairement en suspens.
Ainsi, basé sur un atelier concret auquel j’ai assisté, ce travail de recherche n’apportera certainement pas toutes les réponses aux questions qu’il amène, se heurtant rapidement à des considérations d’ordre sociologique ou même ethnologique, mais il tentera plutôt de faire la lumière sur bon nombre de points importants concernant ce type de projet.
Quels en sont les intérêts mais également les limites ?

Ainsi, en novembre 2005, trois belges et moi-même partons au Vietnam pour un mois, il s’agit, entre autre, de monter un atelier de théâtre avec trois troupes vietnamiennes dans le delta du Mékong. Mais avant ce départ vers l’inconnu, déjà, de multiples interrogations nous préoccupent dont une plus particulièrement :

  • Le théâtre avec tout ce qu’il implique de sacré, de traditions culturelles, peut il traverser aussi facilement les frontières ?
    (Et surtout, une véritable rencontre va-t-elle avoir lieu tout simplement ?)
    Il me semble qu’il est nécessaire de répondre à cette question, qui en fin de compte revient à se demander si le théâtre peut avoir une part d’universalité.

Pourtant dans cette réflexion un problème s’est posé à moi, qui n’est d’ailleurs toujours pas réellement résolu, à savoir la part de personnel et d’intime qu’implique le travail de l’atelier. Comment rendre compte d’une rencontre si fragile et intense qu’est un atelier sans que cela ne s’apparente à de l’observation ethnologique ou sociologique ?
Il s’agit pour moi de rapporter la trace d’un ici et d’un maintenant d’ores et déjà révolus qu’il me faut pourtant faire renaître sans en évincer pour autant la part de l’émotion.

Je propose donc une première partie, la plus objective possible sur cet atelier. Afin de mieux comprendre pourquoi et comment ce projet a été réalisé, quelles en étaient les conditions matérielles, mais aussi bien évidemment artistiques, quels étaient les objectifs et on t ils étaient atteints. Cette partie, dans un soucis d’objectivité, se présentera sous forme chronologique, forme semble t il la plus appropriée afin de bien saisir le déroulement et la progression de l’atelier.

En parallèle et sous forme d’un journal de bord plus que d’une analyse théorique, il s’agit de mieux situer et comprendre cette expérience particulière au sein du monde du spectacle actuel. Ces intérêts, ces liens avec une réalité d’un théâtre différent, ailleurs que dans les grandes salles des théâtres privés ou publics, mais aussi tout les points qu’il semblait important de soulever après observation comme le contexte politique, les difficultés liées à la langue ou encore le public plutôt particulier...
Cette deuxième partie prendra une forme un peu moins rigoureuse qu’à l’accoutumée. En effet, il est important pour moi de montrer toute la part humaine que ce projet impliquait, avec tout ce que cela comprend de questionnements, de doutes et parfois aussi d’anecdotes.

LES CONDITIONS DE L’EXPERIENCE.

En Novembre 2005, nous sommes quatre à quitter l’Europe pour un périple de un mois en Asie du Sud Est, au Vietnam, plus précisément. Il s’agit pour l’équipe que nous sommes, comportant deux formateurs belges Rita Cobut et Marcel Solbreux, un acteur, belge également, Guido Decroos, tout trois membres du Théâtre Croquemitaine qui a son siège à Tournai (Belgique), de monter un atelier théâtre en collaboration avec l’ONG Vietnam Plus dans le sud Vietnam, mais aussi de présenter le spectacle « Le petit livre de la jungle » de Guido Decroos. Par la suite d’autres représentations sont organisées dans le nord Vietnam, notamment à Vinh en collaboration avec le centre de la francophonie, et à Ha Thin lors de la rencontre inter provinciale sur le programme contre le trafic des êtres humains organisé par une autre ONG :Oxfam Québec. Pour moi, il s’agissait avant tout d’observer tout ce voyage avec attention dans le but d’en faire une observation précise.
Cependant ce mémoire ne traitera que de la première partie de ce séjour et plus précisément du déroulement de l’atelier. Non pas que les représentations qui ont eu lieu dans le nord soient moins intéressantes, leur réception a d’ailleurs était enrichissante, mais la partie pédagogique présentait pour moi un attrait tout particulier.

Après notre arrivée à Ho Chi Minh, nous partons donc pour Long My, une province du Hàn Giang dans la région de Cân Tho, située en plein cœur du delta du Mékong. Cette province à 300 km de la capitale Ho Chi Minh, demande un trajet de 9h de bus avant de pouvoir y parvenir. District enclavé, relativement pauvre, parcouru de canaux et de bras du fleuve Mékong, et densément peuplé, l’ONG Vietnam Plus y travaille régulièrement notamment sur les problèmes d’hygiène, d’alcoolisme, de violence, de drogue, de natalité (les naissances sont limitées à deux enfants par couple, d’où une préférence pour le sexe des enfants), etc.

L’atelier, lui, sera destiné à 18 hommes et femmes, âgés de 17 à 35 ans, tous acteurs des trois troupes de Vietnam Plus, celles des districts de Than Linh, Dich Linh et Long My. Les trois troupes travaillent dans le cadre d’un projet précis nommé : Education à la santé et à la vie.
Ces troupes jouent une centaine de représentations par an chacune, dans leur district respectif. A raison de 3 à 4 représentations par semaines et par troupe, durant la saison sèche généralement, et avec 200 à 300 spectateurs, ces spectacles attirent plusieurs milliers de spectateurs par an.

Leur spectacle, animé par un(e) présentateur (trice), propose des petites pièces didactiques sur les problèmes traités par l’ONG, mais aussi des chants et des danses dans la tradition théâtrale vietnamienne . A la fin des spectacles, les acteurs entament un dialogue avec le public afin de répondre aux questions qu’ils amènent.
La mise en scène des spectacles se fait de manière autonome, les troupes possèdent un répertoire commun de pièces a but pédagogique et moralisateur qui servent à promouvoir les actions de Vietnam Plus.
Après les 5 à 6h de travail au sein de l’atelier, les acteurs se rendent en mobylette et en pirogue, tous les soirs dans un village différent, afin de jouer alternativement leur spectacle.

Lors des premiers contacts avec Vietnam Plus puis durant la première rencontre, des objectifs assez clairs sont mis en place. Il s’agit d’aborder concrètement et sur le plateau des techniques de jeu basées en grande partie sur le visuel et les émotions mais aussi sur le travail du clown. Les formateurs sont là pour apporter un complément à la formation des acteurs (apparemment assez restreinte et obscure) pour leur ouvrir des pistes de recherches et non pas pour transformer leur propre travail.

Afin de bien cerner le fonctionnement de l’atelier, notamment d’un point de vue temporel, j’ai procédé à une description la plus fidèle possible du déroulement du travail. Cette partie de travail est volontairement la plus objective possible, afin d’apporter un témoignage presque « neutre » au lecteur qui pourra ainsi, de lui-même réfléchir à partir de cette matière première qu’apporte l’observation.

1-DÉROULEMENT CHRONOLOGIQUE

Jour 1
8h -10h

  • La rencontre débute par un premier contact avec le chef de projet Mr Tài Dai Thành, avec qui l’organisation concrète est mise en place puis la rencontre avec l’interprète français vietnamien très compétent, Mr Trân Vân Tôt.
    L’atelier se déroule dans un local mis à disposition par les autorités, il s’agit d’une ancienne école transformée en bureaux. Le reste du bâtiment est donc occupé et nombreux sont les curieux qui viennent jeter un coup d’œil durant l’atelier.
    L’ancienne salle de classe n’est pas très grande et la chaleur y est suffocante (souvent plus de 30 degrés), la pièce n’est pas isolée du bruit, bruit de la circulation, discussion, volaille, et lorsque la pluie se met à tomber, l’atelier doit cesser le temps que l’averse se passe.
    Tous les participants sont ponctuels lors de cette première rencontre.
  • Dans un premier temps les vietnamiens procèdent à l’installation de la salle, les tables sont disposées en arc de cercle face à une table ou vont s’asseoir les membres du théâtre Croquemitaine et responsables du projet (Bernard Kervyn de Vietnam Plus, Mr Tài Dai Thành le chef de projet et Mr Trân Vân Tôt l’interprète). Cette disposition à la fois très magistrale et scolaire semble être celle utilisée régulièrement par les vietnamiens lors de leur formation.
  • L’atelier débute véritablement par la présentation de chacun des participants. Les acteurs se présentent très succinctement (prénom, âge et troupe).
  • Mr Tài Dai Thành (qu’on appellera par la suite plus facilement Mr Thành) fait un discours en vietnamien qui concerne apparemment des problèmes internes et qui n’est donc pas traduit en français. Le discours dure un long moment, les représentants de chaque troupe prennent des notes consciencieusement.
  • A son tour Marcel Solbreux prend la parole afin de rendre plus explicite les attentes et les espoirs de chacun, il invite très rapidement les participants à procéder à un tour de parole afin que chacun puisse s’exprimer sur ses attentes quant à l’atelier.
  • La proposition d’un tour de parole semble assez inhabituelle. Chaque troupe étant représentée par une personne, seuls les trois représentants semblent avoir des choses à dire. Pourtant après avoir insister le reste des participants se décident et finissent par s’exprimer eux aussi, même si les « chefs de groupes » ne facilitent pas forcément la chose en accaparant régulièrement le dialogue.
  • Lors de ce tour de parole beaucoup d’éléments sont abordés par les acteurs. Ils attendent apparemment beaucoup de cet atelier mais beaucoup d’éléments se rejoignent et notamment la volonté d’aborder des techniques de mime, un travail sur les émotions « internes », sur le comique, sur la prise de parole, sur l’interactivité avec le public. Ce dernier point semble problématique pour eux, face aux réactions parfois violentes d’un public bien moins discipliné que celui que nous autres européens connaissons, ils ont un réel besoin de travailler sur ce lien avec le public afin de mieux gérer la réception de leur spectacle.
    Apparemment ils n’ont aucune idée du travail qui va être effectué, en témoigne la volonté de travailler sur la prise de parole qui ne pourra pas être au centre du travail, étant donner la différence de langue.
  • Ce tour de parole nécessite une mise au point claire de la part de Marcel Solbreux (même si beaucoup des attentes des vietnamiens coïncident avec le projet de base).
    En effet, au vu des difficultés imposées par la langue, cet atelier sera nécessairement basé sur le non verbal, le visuel et les émotions. La différence des langues mais également des cultures rend quasi impossible une réponse quant aux attentes de parole, ne serait ce que par la perte de toute spontanéité due à la traduction nécessaire, il faut donc se résoudre à concentrer le travail sur le non verbal.
    De plus le travail avec le public n’est pas l’objectif principal car il nécessiterait un temps beaucoup plus long car il s’agit d’un apprentissage réciproque entre acteur et public qui ne peut pas être réalisé techniquement lors de ce séjour.
    Marcel Solbreux insiste également sur le fait que pour le bon fonctionnement de l’atelier, il faut immédiatement communiquer les problèmes qui peuvent survenir. Chaque exercice peut être sujet à discussion et le dialogue est nécessaire pour le bon déroulement de l’atelier.
  • La question est posée, à savoir : comment ont-ils l’habitude de travailler ? On t ils reçu une formation particulière ? On t ils un metteur en scène ? La réponse se fait attendre et n’est pas vraiment explicite. Apparemment, les troupes travaillent en grande partie de façon totalement autonome même si ils ont parfois des formations avec un « professeur » vietnamien (comme ils l’appellent, mais sur qui il est difficile d’avoir plus de renseignements). Certains d’entre eux et notamment les acteurs de la troupe de Long My, qui n’existe que depuis quelques mois, n’ont eu aucune formation. Il est important de savoir que ces jeunes ont étés recrutés dans différents villages par l’ONG, n’ayant jamais pratiqué le théâtre auparavant, certains sortaient de l’école, d’autres travaillaient dans les champs ou dans des commerces. Aucun d’entre eux n’a donc eu accés à une formation d’acteur très poussée, dans une école par exemple comme il est courant en Europe. La formation est faite « sur le tas » comprenant parfois des ateliers mais qui demeurent apparemment assez rares.
  • Après cette première prise de contact, sont abordées les questions pratiques, trois acteurs ne pourront assister aux après midis de travail puisqu’il leur faut se rendre dans le village où aura lieu la représentation du soir afin d’installer la technique et les décors.
    Le reste du groupe attendra la fin de l’atelier pour se rendre en mobylette ou en pirogue dans les villages où les trois troupes joueront alternativement leur spectacle.
  • Une première pause est prise dans la cour en face du local. Les hommes fument tandis que les femmes se retrouvent pour manger des fruits. Il en sera ainsi à chaque pause.

10h -11h30

  • Rita Cobut prend le relais avec une première discussion au sol, en cercle. Les acteurs se montrent maintenant très bavards, ils ont apparemment saisi le désir d’un dialogue constant au sein de l’atelier. Puis débute le premier exercice dirigé par Rita Cobut.
    (Les exercices seront décrits de manière succincte mais précise afin de donner une description exacte du travail. Certains exercices n’ont pas de nom pour les désigner, je les ai donc nommés de façon tout à fait subjective.)
  • Exercice de « la mouche » : il s’agit de rentrer dans le cercle de l’autre grâce à une mouche imaginaire qui passe d’un nez à l’autre et qu’il faut chasser en claquant des mains le plus prés possible du nez de son voisin.
    L’exercice se finit en franche rigolade, ce type d’exercice sous forme ludique semble n’être pas habituel pour eux, ils en oublient parfois de se concentrer.
  • Rita Cobut fait un premier point rapide, sur la nécessité de faire une chose après l’autre sans prévoir ce qui va arriver par la suite. Il s’agit d’être dans l’instant, d’être uniquement « ici et maintenant ».
  • Reprise du même exercice avec une difficulté supplémentaire : la mouche peut voler dans les deux sens. Il semble parfois difficile de respecter les règles et de rester totalement concentrés. Les acteurs ont l’air surpris par ce type d’exercice mais il remporte un franc succès et beaucoup d’applaudissements.
  • Exercice « regard émotion ». Il s’agit de se faire passer par le regard une émotion particulière dans le silence et de tenir cette émotion plusieurs secondes. Le public peut il déchiffrer cette émotion ?
    Après un premier essai il s’avère nécessaire de repréciser le but exact de l’exercice, les regards comme les émotions manquent de clarté alors qu’il s’agit de dégager une émotion forte et précise. Face à cette difficulté des acteurs à faire passer une émotion simple mais précise, la question leur est posé à savoir quelle émotion ont-ils voulu amener. La traduction prend beaucoup de temps. Pour finir, il s’avère que les acteurs cherchent à faire passer des émotions beaucoup trop subtiles. Peut être serait il plus aisé de donner des exemples précis sur le plateau, mais il semble difficile de montrer sans impliquer un modèle que les acteurs seraient tenté de reproduire. Il est donc préférable de faire avec les longueurs qu’amène la traduction, mais faire comprendre par eux même aux acteurs l’intérêt de chaque exercice.
  • Une fois que l’exercice précédent a été à peu prés bien saisi, une difficulté supplémentaire y est ajoutée : soutenir une émotion pendant 5 secondes en regardant une autre personne puis procéder à un échange d’émotion.
    Les consignes prennent toujours beaucoup de temps avant d’être bien saisies, il semble qu’il s’agisse véritablement de la traduction. Il faut sans cesse ré expliquer et faire des précisions supplémentaires. La plupart du temps, les acteurs posent d’innombrables questions avant même d’essayer quoique ce soit sur le plateau. La compréhension exacte des consignes est lente mais finie par arriver grâce à l’usage d’un vocabulaire extrêmement simple.
    Le travail sur le regard semble assez difficile, trop subtil encore pour certains qui n’y mettent aucune émotion, et trop fort pour d’autres. En effet une jeune fille se met à pleurer et quitte la scène en choisissant de jouer la tristesse. Tout les acteurs semblent emprunts d’une certaine pudeur et donc d’une difficulté à transmettre des émotions vraies par le regard. La jeune fille est une des seules à avoir touché la sincérité mais aussitôt elle a été submergée par cette émotion ne sachant pas la gérer. Cet épisode ne semble pas réellement perturber le groupe que la jeune fille réintègre d’ailleurs assez rapidement.
  • Exercice « du geste », une personne propose un geste et tout le groupe doit le reproduire simultanément.
    La répétition n’est jamais vraiment précise car les acteurs manquent d’attention et ne s’observent pas. En grande partie les hommes s’avèrent beaucoup plus extravertis que les femmes qui sont plus effacées mais plus précises dans la reproduction.
  • Exercice du « duo », deux participants doivent se choisir par le regard au sein du cercle, s’approcher l’un de l’autre avec la même démarche et la même émotion sans se quitter des yeux, ils vont rejoindre la place de l’autre dans le cercle.
    Ils illustrent beaucoup par des gestes parasites en oubliant ou en refusant de se concentrer sur l’exactitude du regard et de l’émotion réelle. Leur jeu est en fait très extérieur et parfois caricatural, ils sont très volontaires et dynamiques mais manquent encore de finesse.
  • Les exercices de la matinée sont terminés, une discussion autour du travail de la matinée est donc lancée. Il est demandé à chacun de trouver un mot (ou plus) sur son ressenti
    Les mots employés sont diverses et variés : joie, nécessité, intérêt, facilité, concentration, réalisme, excitation, nécessité du geste, émotion, précision, vérité, communication avec le partenaire, imagination etc.
    Malgré l’insistance de Rita Cobut, aucune critique n’est émise. Les acteurs sont enchantés ou alors ils se refusent à critiquer le travail malgré l’aspect constructif que pourraient apporter certaines remarques.

Pause repas
Les troupes retournent à leur lieu d’hébergement pour se restaurer.

13H30-14H30

  • Marcel Solbreux reprend la direction de l’atelier avec un exercice de déplacement dans l’espace. Il s’agit de combler les vides puis de former un cercle ou une ligne selon l’indication de l’animateur et cela le plus rapidement possible.
    Il y a beaucoup de bruit et la concentration est difficile mais l’exercice finit par aboutir.
  • Exercice des « émotions grandissantes », le groupe forme un cercle. Marcel Solbreux indique successivement des émotions à chacun très rapidement. Puis il n’en donne plus qu’une qu’il s’agit de pousser progressivement à son paroxysme, participant après participant.
    Il faut trouver une émotion réelle et non un masque si la gradation s’avère difficile, l’exercice fonctionne bien. Les acteurs se mettent très régulièrement de dos, et place souvent leur main devant leur visage pour s’y cacher. Ce geste de la main est aussi visible chez toutes les vietnamiennes dans la rue. On retrouve une fois de plus par ce geste très récurrent, la pudeur très présente dans cette culture.
  • Exercice de « l’invitation à danser ». Le groupe est séparé en deux lignes qui se font face, par le regard deux personnes se choisissent et s’avancent simultanément pour une sorte de « danse » qui doit faire appel à une émotion forte.
    L’exercice a du mal à démarrer, les participants se touchent et ne parviennent pas à garder leur distance. L’exercice est vite interrompu par la le vacarme de la pluie qui empêche toute concentration !

Pause

15H-16H

  • Reprise du même exercice en essayant de supprimer tout les gestes illustratifs et parasites.
    Les participants ne cessent de se toucher, les mains, par exemple, alors que quand il s’agit de jouer l’amour ils font preuve d’une timidité excessive ! Mais on a rarement vu au Vietnam des amoureux se tenir la main.
    Il semble évident q’une même émotion ne se transmet pas forcément par les mêmes signes selon les cultures. Pour jouer l’amour par exemple, les vietnamiens utilisent une sorte de minauderie mais ne se toucheront pas, alors que pour jouer l’amitié ils utiliseront le contact physique.

Jour 2
8H- 9H30

  • Marcel Solbreux commence la journée avec l’exercice « des puces », des parasites imaginaires se propagent au fur et à mesure créant des démangeaisons de plus en plus fortes au sein du cercle des acteurs.
  • Exercice de « la contagion ». Par le contact les acteurs se passent une émotion particulière.
    Pour la plupart il s’agit d’émotions caricaturées presque clichées, ils ne parviennent que difficilement à trouver la justesse.
  • Marcel Solbreux procède à la scission du groupe en deux partie égales : un groupe sera le public et l’autre, les acteurs.
    C’est la première fois que les participants travaillent dans cette configuration depuis le début de l’atelier. Cependant ce changement n’enlève en rien au grand nombre de volontaires pour chaque exercice. Même confrontés au regard extérieur de leurs camarades, les acteurs sont très motivés et dynamiques.
  • Exercice du « tableau d’émotions », chacun leur tour les participants montent sur scène, s’immobilisent en représentant une émotion particulière, le suivant est contaminé par cette émotion par le contact avec le participant déjà sur scène.
    Les tableaux manquent de tension il faut rappeler qu’il s’agit de trouver des émotions de qualité et non de jouer à une sorte de mime caricatural. De plus ils ont beaucoup de mal à maintenir l’immobilité. Pourtant le gros problème demeure dans l’utilisation quasi constante de leurs mains pour illustrer leurs actions, devant la bouche, sur les yeux... Du coup ces gestes parasites gênent l’expression et ne font qu’illustrer grossièrement l’émotion, de même le regard est en général très fuyant et le visage peu visible.
  • Une longue explication sur le rôle primordial du regard s’impose, ainsi que l’instauration d’une règle : l’acteur doit regarder son partenaire ou le public, il n’a pas d’autre alternative.
  • Un vieux paravent qui fera office de coulisse est mis en place sur la scène, puis deux acteurs se rencontrent au milieu de la scène afin de confronter deux émotions différentes et de les faire partager au public.
    Une fois de plus il est nécessaire d’insister sur l’intériorité, il s’agit d’utiliser le moins possible le corps et de se concentrer au maximum sur le regard. Il s’agit d’une émotion vraie et non pas inutile, il faut « penser émotion et non geste ». Toute ces explications demandent énormément de temps avant d’être comprises car il s’agit là de notions très abstraites que les acteurs n’ont apparemment que très rarement abordé.
  • Exercice du « professeur », tout le groupe remonte sur scène afin de bien comprendre l’importance du regard. Un acteur joue le rôle du professeur tandis que le reste du groupe représente les élèves de la classe. Le professeur en n’utilisant que le regard doit faire régner le silence dans sa classe, il n’a pas le droit d’utiliser la parole pour se faire respecter.

Pause

10H-12H30

  • Exercice de « la salle d’attente ». Il s’agit d’un exercice d’improvisation. Les acteurs vont entrer dans la salle d’attente d’un dentiste, ils n’ont pas droit à la parole, les uns après les autres les acteurs se succèdent sur scène, ils ne peuvent sortir de scène que lorsque l’animateur dit « au suivant ». Il s’agit d’utiliser le silence imposé pour développer des personnages singuliers, subtils et de créer des relations, entre les différents personnages, qui ne passent que par le regard.
    Une fois de plus le jeu manque de subtilité et de crédibilité, les acteurs tombent très vite dans la caricature. Il y a encore trop d’économie au niveau des regards public mais pas assez pour ce qui est des gestes, il est difficile pour eux de prendre le temps.
  • Exercice de « la veste ». Chaque acteur doit déposer le plus simplement possible sa veste après une longue journée de travail. Il s’agit de faire passer une émotion particulière tout en conservant l’extrême simplicité de ce geste quotidien.
    A peu de chose prés, tous les acteurs réalisent la même improvisation. Ils s’appliquent à être le plus réalistes possible mais n’apporte pas réellement de nuance émotionnelle.
  • Un temps de discussion sur la progression du groupe est engagé. Le groupe reconnaît la difficulté des notions abordées mais reste tout à fait enthousiaste. Certains avouent avoir déjà pratiqué ce genre d’exercice mais étonnamment il ne s’agit pas de ceux qui sont les plus subtils.

Pause repas.

13H30-15H
Rita Cobut reprend le travail avec les notions de neutralité et de simplicité. Il faudra, pendant cette après midi, faire preuve d’économie d’énergie. Il s’agit de travailler de la façon la plus simple possible sans aucun commentaire superflu.

  • Reprise de l’exercice de « la mouche » avec une indication supplémentaire : rester le plus neutre possible, et donc réagir le moins possible au claquement de mains. Après quelques tours d’essai, les acteurs parviennent à maîtriser leur réaction assez facilement.
  • L’exercice de « la neutralité » consiste à tenter d’approcher au plus près la simplicité la plus totale. Quatre acteurs montent sur scène et vont s’asseoir sur des tabourets face au public de façon la plus neutre possible. Ils doivent rester immobiles quelques minutes. Puis le public commente, fait part de ses observations : untel à taper du pied, une autre se presse régulièrement les mains l’une contre l’autre, etc. Le public relève des gestes parasites dont les acteurs n’avaient même pas conscience.
    Une fois de plus une des participantes se met à pleurer, il est difficile d’en connaître exactement la raison, mais elle explique avoir ressenti une émotion très forte. Il semble que les acteurs n’ont pas l’habitude d’explorer de façon si intensive, leurs propres émotions. On sent perceptiblement qu’ils éprouvent une pudeur à se livrer sans se cacher derrière des gestes caricaturaux.
    Un élément intéressant ressort de ce travail, sous prétexte de trouver la neutralité, les acteurs deviennent soudainement extrêmement lents. Cette lenteur est sûrement issue de l’effort de concentration. De peur de faire une « erreur », se sentant observés minutieusement, les acteurs prennent leur temps, alors qu’ils sont d’ordinaire très dynamiques et pressés.
  • L’atelier se termine par un tour de parole sur le déroulement de l’après midi. Comme toujours les commentaires sont très positifs, il est difficile de savoir si les participants sont réellement enthousiastes ou si ils ont peur de froisser. Pourtant à plusieurs reprises, les animateurs n’hésitent pas à préciser que les critiques négatives sont également les bienvenues puisque elles ne peuvent être que le témoin d’un problème qui pourra être résolu par le dialogue.

Soirée

La soirée se déroule dans un petit village au milieu de la jungle avec le spectacle en plein air du groupe de Long My : No Smoking. Une première partie du spectacle traite des méfaits de la cigarette, le reste comprend également un sketch sur l’hygiène dentaire (comprenant des costumes traditionnels, des masques et des maquillages) mais aussi des chansons, des tours de magie, des danses et pour finir : des questions qui récompensent les personnes (surtout les enfants) qui ont compris es problèmes soulevés par les sketchs.
Le départ pour le village est une véritable expédition de plus d’une heure, à travers la jungle, la troupe possède une pirogue pour transporter le décor et le matériel de sonorisation. Les acteurs sont transportés en pirogue et en mobylettes. Ce soir là, le départ a été retardé à cause de la pluie qui menaçait, dans ces conditions : l’embarquement à bord de la pirogue s’avère dangereux, l’embarcation peut couler. Chaque représentation est de toute façon susceptible d’être annulée au dernier moment pour des raisons météorologiques puisque tous les spectacles se font en plein air. Inutile de préciser que ces conditions de représentation sont difficilement concevables en Europe.

Jour 3
9H-13H

Tout les acteurs ne sont pas présents, il y a 4 absents dans le groupe (ils doivent acheminer le matériel pour le spectacle du soir qui se situera dans un village plus éloigné qu’a l’accoutumée)
Marcel Solbreux débute la journée avec une discussion autour du spectacle de la veille. Plusieurs points sont abordés. Pour ce qui est du spectacle dans son ensemble, plusieurs détails sont assez frappants pour des européens.

  • L’utilisation de micros tout au long du spectacle est parfois gênante mais nécessaire étant donné les conditions de représentation : représentation en plein air, public nombreux et bruyant (environ 200 personnes en moyenne durant cette semaine là, mais selon les dires de l’ONG Vietnam plus parfois plus de 500 personnes composent le public.) mais aussi représentation parfois en plein cœur d’une foire ou d’une fête de village. Il est nécessaire de trouver un volume sonore qui dépasse de loin les possibilités des cordes vocales.
  • L’utilisation d’effets sonores, comme les échos, est quasi continue et parasite considérablement le texte. Après de nombreuses justifications assez évasives (« nous ne maîtrisons pas encore tout à fait le matériel son... ») Il apparaît clairement que les acteurs sont très friands de ce genre d’effets et ne comptent pas s’en passer !
  • L’intégration de petits tours de magie pas vraiment spectaculaires et parfois quelque peu ratés ! Sur le coup on peut se demander si il s’agit là de second degré mais les acteurs sont en fait très sérieux comme dans tout leur travail.
  • Les nombreuses chansons romantiques qui sont « intégrées » au spectacle sont des copies de clips à la mode. Généralement il s’agit d’une belle jeune fille en ao dai (tunique) à paillettes et très maquillée ou d’un beau garçon en costume qui chantent des chansons d’amour populaires qu’on entend, par ailleurs, à longueur de temps sur les radios ou à la télévision. De même que pour les effets sonores, les acteurs tiennent énormément à ces chansons et il n’est pas question d’en faire des caricatures critiques comme il a été suggéré. Ces chansons inspirées très largement et ouvertement de la télévision, participent sûrement à la popularité des représentations.
  • Le décalage entre la reproduction d’images télévisuelles et l’utilisation lors de l’un des sketchs de costumes traditionnels est étonnant. Les acteurs passent d’un registre à l’autre sans aucun problème.
    Ce spectacle mais surtout ces conditions de représentation peuvent être très surprenantes pour des européens habitués aux salles de spectacle. Dans leur tournée des villages, les vietnamiens vivent chaque soir une véritable aventure qui semble incroyable pour les européens. Les troupes vont à la rencontre de leur public dans des conditions difficiles et difficilement imaginables. Il s’agit de spectacles réellement itinérants qui sont obligés pour cela de garder une certaine simplicité et légèreté (notamment en ce qui concerne les décors). Ils créent l’événement et la curiosité dans chaque village où les attractions sont rares.

Le public vietnamien n’a rien d’un public discipliné et guindé, les enfants n’hésitent pas à se glisser dans les coulisses pour comprendre d’où vient la voix off. Tous les spectateurs rient à gorge déployée et n’hésitent pas à faire des commentaires à voix haute.

Marcel Solbreux propose donc de travailler dorénavant à partir d’éléments de leur propre spectacle afin d’essayer d’en améliorer la qualité. Puisqu’il n’est pas possible de travailler sur le texte étant donné la différence de langue, il faut tenter d’améliorer le jeu et notamment les mimes qui sont encore bien trop prévisibles, le regard public qui est trop peu présent et la complicité entre les acteurs qui laisse parfois à désirer.

Pour cela il est nécessaire de se nourrir des accidents qui peuvent survenir sur scène pour les mettre à profit et en faire des éléments humoristiques. Lorsqu’un acteur perd son chapeau sur scène, par exemple, comme il s’était produit la veille, il doit s’avoir en jouer. C’est dans ces petits détails que réside toute la dimension humoristique.

  • Exercice de « la parodie du maître ». Un maître volontaire donne un cours magistral à ses élèves, il utilise une sorte de gromelot, langage imaginaire ; dés qu’il a le dos tourné les élèves l’imitent en le caricaturant de manière à le rendre ridicule. Cet exercice peut s’appliquer au tour de magie où le magicien et l’assistant sont dans un rapport de maître à élève, l’élève imite le maître et fini par se faire remarquer.

Pause

  • Reprise du numéro de magie, avec les deux acteurs de la veille : le magicien et son imitateur.
    Le travail ne concerne pas le tour de magie en lui-même mais plutôt la qualité du rapport entre les deux comédiens. La qualité de ce numéro ne pourra venir que de la complicité qui existe entre eux mais qui manque encore de subtilité.
    L’assistant imite le magicien, finit par se prendre au jeu et ne se rend même plus compte de la présence du magicien. Ce travail s’apparente à celui du clown, et peut tout à fait s’intégrer à leur spectacle. Au cours de l’improvisation, on aperçoit une réelle évolution psychologique des personnages.
    Les acteurs ont beaucoup de mal à comprendre la notion de parodie ou même de caricature. Au début il se refusent à se moquer de l’autre, prenant peut être cela pour un manque de respect envers l’autre. Au Vietnam, la contestation n’est pas acceptée. Une quelconque critique du parti peut coûter cher. On saisi mieux alors la difficulté que les acteurs peuvent avoir à jouer de la parodie et de la critique. Pourtant, petit à petit, ils osent se lancer et parviennent à créer une complicité véritablement intéressante, riche en subtilités et du coup très comique
    .
  • Un tour de parole est lancé autour du travail de la journée. Les comédiens reconnaissent volontiers l’intérêt du travail effectué et sont tout à fait prêts à l’intégrer le soir même à leur spectacle.
    La journée de travail se termine là car le village où va se dérouler la représentation est assez éloigné de Long My.

Jour 4
8H-13H

Quatre participants sont absents ce matin. Certains sont malades d’autres organisent la représentation du soir.

  • La discussion autour du spectacle de la veille n’est pas possible étant donné l’absence des acteurs concernés.
  • Marcel Solbreux procède à une mise au point succincte sur la philosophie du clown.
    Le clown vit dans l’instant, il vit ici et maintenant, il ne raconte pas une histoire ancienne. Dans le jeu du clown il existe trois dimensions. Il y a tout d’abord l’homme qui joue : l’acteur habituel, et l’acteur qui joue le clown, qui lui-même veut jouer quelqu’un d’autre. Et le clown est pour finir un vrai « faux comédien ».
    Le clown se délecte et se nourrit des problèmes. Les problèmes sont le fond de commerce du clown sans lesquels il ne pourrait être clown.
    Dans la tradition occidentale, il existe deux types de clowns : le clown blanc prétentieux et sérieux et le clown rouge qui n’est sur scène que pour rire. Le clown rouge est source de désordre et donne l’impression de bêtise ou tout du moins de malice. Ce clown est un asocial, un inadapté qui rate tout ce qu’il fait et ne cadre pas avec le reste de la société.
    Sur ce point, le traducteur n’est pas d’accord. La traduction prend énormément de temps depuis le début et l’on avait fini par s’y habituer, mais cette fois ci, le traducteur a beaucoup de mal à saisir la notion et lorsque il semble enfin comprendre il n’est pas d’accord. La mise au point prend énormément de temps. Tout au long de la discussion les acteurs semblent assez perdus, notion trop théorique et abstraite ajoutée à une traduction sûrement chaotique du au désaccord du traducteur, ils ne comprennent pas bien cette vision du clown.
    Avant la mise en pratique les acteurs entre eux ainsi que le traducteur ont une discussion en vietnamien assez longue. Il est impossible de savoir précisément ce qui se dit. Il semble que le traducteur leur explique d’où vient le désaccord.
  • Exercice d’improvisation dans le cadre d’une situation bien précise. 3 personnes se retrouvent dans une salle de spectacle vide, ils ne connaissent rien à la scène mais vont s’amuser à faire semblant de jouer devant un public imaginaire.
    Pour la première fois, les volontaires ne font pas légion mais trois personnes finissent par tenter l’exercice. Le démarrage est assez difficile mais le leader du groupe n’hésite pas à les couper pour mieux leur ré expliquer, prenant alors de lui même le rôle de l’animateur. Les acteurs tentent des gags un peu trop prévisibles et le public ne réagit pas comme voulu, il réagit plutôt au rapport et à la complicité entre les partenaires. Les comédiens s’en rendent très rapidement compte et n’hésitent donc plus à en jouer. Ainsi la notion de complicité peut être encore un peu floue dans les esprits prend tout son sens.

Pause

  • Reprise du travail de trio. Mais avant un retour sur le personnage du clown est effectué.
    Le clown se nourrit des problèmes, ils deviennent alors une bénédiction pour le clown qui sait les utiliser. Tous les petits incidents qui peuvent arriver sur scène, un élément du décor qui tombe, une personne du public qui rie plus fort que les autres(etc.), tout ces événements à priori extérieurs au jeu lui-même, sont la matière du clown, il en joue tant que cela amuse le public. Il est primordial pour le clown de garder toujours un contact avec le public, il doit être à l’écoute en permanence des réactions des spectateurs.
    Les acteurs comprennent assez rapidement même si il s’agit là d’un travail difficile et qui nécessite beaucoup de temps avant d’être parfaitement maîtrisé.
    Par la suite, il ne s’agit plus que de retravailler des petits détails puisque l’essentiel est assimilé. Insister sur le rythme, les coupures qui doivent être nettes, l’effacement des gestes parasites toujours un peu trop présents...
    La compréhension des exercices est parfois très difficile ou tout du moins longue, il est tentant de montrer afin de gagner du temps mais il ne faut pas non plus brider la créativité en impliquant un modèle pré défini.
  • Un tour de parole est réalisé autour du travail effectué. Il est nécessaire de discuter plus longuement que d’ordinaire sur cette étape de travail qui demande beaucoup d’efforts. Le travail du clown suppose de se mettre à nu et d’accepter de montrer sans pudeur une partie de son intimité, de sa vraie émotion (ce qui n’est pas forcément le cas dans le théâtre traditionnel). Les acteurs s’ouvrent volontiers et font part de leurs difficultés :
  • trouver des idées créatives
  • savoir utiliser les éléments extérieurs
  • retrouver la spontanéité dans la répétition
  • pousser leurs émotions à leur paroxysme implique de bien se connaître soi même
  • gérer l’excitation et l’énergie afin de sentir les choses et de ne pas saturer le jeu
  • s’écouter les uns les autres pour trouver une cohésion de groupe absolue
  • être à l’écoute du public et rester en contact constant avec lui
  • L’occurrence de la télévision est omniprésente tout au long du spectacle de la soirée. Le spectacle ne fait preuve d’aucun recul et refuse totalement la parodie puisque la télévision (sa présence dans les campagnes n’est que très récente, elle ne s’est répandue que depuis une petite dizaine d’années) est encore un objet d’admiration et de rêve.
    Plusieurs des sketchs gagneraient a offrir un regard critique sur la télévision en entourant, par exemple, le chanteur de fans en folie ou en utilisant le clown et la dérision plutôt que le spectaculaire dans le numéro de magie.
    En réalité une grande partie des sketchs ne s’inspirent pas encore directement du travail théâtral effectué dans les ateliers mais plutôt d’une pale copie des programmes télévisés. Les acteurs pourraient tout à fait inclurent leur travail d’atelier à leur spectacle mais une partie d’entre eux restent assez réticents.
    Le théâtre traditionnel ne peut pas rivaliser avec les images télévisuelles si ce n’est que par la rapidité des images. En Occident, le théâtre s’est donc décidé depuis plusieurs années déjà à critiquer ouvertement la télévision ce qui est très encore difficilement imaginable au Vietnam.
    Les acteurs ne sont pas de vrais magiciens, ils gagneraient donc à faire une parodie de numéro de magie plutôt que de tenter de copier difficilement du spectaculaire. Même leur façon de gérer leur sonorisation pourrait faire l’objet d’un numéro comique à lui tout seul. Chacun fait ses réglages à sa sauce et tout fini par être déréglé. Situation tout à fait clownesque qui n’est pourtant pas mise à profit.

Jour 5
8H-13H

16 présents et 2 absents.

  • La journée commence par une discussion rapide sur le spectacle de la veille qui traite d’avantage des éléments techniques comme le regard public, l’émotion, l’économie du geste et la relation avec le partenaire qui ne sont pas encore tout à fait au point. Il n’est pas question de critiquer le fond de leur spectacle mais plus d’en améliorer la qualité de la forme pour peut être ensuite les sensibiliser à un théâtre plus militant.
  • Exercice d’improvisation de Rita Cobut, toujours emprunté au travail du clown.
    Un acteur monte sur scène afin de présenter une vedette, pour cette fois il s’agira du personnage mythique et universellement connu : Michael Jackson, mais la vedette n’arrive pas et l’acteur doit occuper le public le plus longtemps possible. La vedette ne viendra bien entendu jamais et l’intérêt et donc de jouer avec la gène. Tout les acteurs sont volontaires comme la plupart du temps et sont très bavards une fois sur scène. Ils cherchent à combler la gène en se cachant derrière le texte. Après ré explication, les acteurs réessayent. La notion de temps est très importante quant à la problématique de la gène, il faut essayer de faire durer le plus longtemps possible la moindre chose, exploiter au maximum le rien mais tout en restant dans la simplicité la plus totale. Il faut mettre à profit la moindre réaction du public et ne pas hésiter à l’ utiliser à son avantage.
    Les acteurs ont des difficultés à rester dans l’instant et à ne pas devancer les événements. Il s’agit pourtant de rester spontané et immédiat afin de jouer les émotions à cent pour cent, sans penser à ce qui viendra plus tard dans le jeu.
  • L’exercice se termine par un tour de parole. Les comédiens sont ravis, ce travail est directement applicable à leur spectacle notamment au niveau du rapport au public qui demeure depuis le début l’une de leurs difficultés principales qu’ils veulent résoudre à tout prix. Ils comprennent qu’il faut jouer des événements avec le public et assumer au maximum les petits incidents inattendus qui peuvent se produire sur scène.
  • Les animateurs en appellent à certaines références notamment celles du cinéma muet avec Charlie Chaplin qui illustre à merveille les concepts développés durant l’atelier. Mais si les comédiens connaissent Charlie Chaplin, ils ne connaissent pas Laurel et Hardy. Il n’est pas facile de trouver des références communes.

Jour 6

8H-11H30

18 participants et aucun absent.

  • La journée commence par une discussion autour du spectacle de la veille (plus difficile que d’ordinaire étant donné un changement de traducteur). Lors du spectacle, la participation plutôt active d’une spectatrice nous a renseigné sur les différences de réception et de réaction du public. On se rend alors compte que les acteurs ont à gérer un public parfois envahissant.
    En effet, lors d’un sketch sur l’alcoolisme le mari bat sa femme et sa fille lorsqu’une spectatrice adulte monte sur scène attrape un micro et s’en prend au mari en le disputant.
    Les acteurs tentent de la calmer tout en continuant à jouer leur rôle. Pour finir, la femme reprend sa place dans le public et la scène recommence mais lorsque le mari bat sa femme de nouveau, la spectatrice remonte sur scène et s’interpose physiquement. A plusieurs reprises elle remonte sur scène et empêche le déroulement normal de la scène. Il est difficile de savoir si cette femme comprend la différence entre réalité et fiction. Il semble qu’elle soit outrée par la violence du mari et en même temps elle a le réflexe d’attraper le micro. Ce genre d’intervention se produit apparemment régulièrement mais ne s’arrange pas toujours aussi « facilement », il est arrivé que le public s’en prenne violemment aux acteurs. Cela fait partie des grandes difficultés exprimées par les acteurs.
  • La chanson gagnerait de nouveau à être une parodie plutôt qu’une copie des clips télévisés. Il s’agit d’une imitation de la télévision sans aucune distance et donc peu pertinente.
  • Le numéro de magie gagnerait lui aussi à se transformer en numéro comique, même si les acteurs commencent à appliquer les exercices sur ce numéro cela reste encore trop léger.
  • La musique étant réalisée en direct, il faudrait avoir une plus grande écoute du public pour pouvoir prolonger les effets sur les rires des spectateurs. Malgré cela il persiste un gros problème de sonorisation : l’utilisation continue de la réverbération qui nuit réellement au spectacle, il faut qu’une seule personne s’applique à régler précisément le son.
  • Le jeu des actrices a réellement gagné en émotion et en subtilité.
  • Organisation de l’après midi et notamment de la prestation de Guido Decroos qui présentera son spectacle : Le petit livre de la jungle. L’idéal serait que Guido puisse présenter son spectacle le soir même dans un village en même temps que le spectacle vietnamien. Il est de toute façon impossible de changer les horaires, et de ne pas respecter les autorisations accordées par la police. On ne peut pas jouer de théâtre librement, le spectacle doit être vu au préalable par le comité de censure. Les acteurs décident pourtant de voir le spectacle l’après midi même dans le local réservé à l’atelier pour décider si il est possible ou non de le présenter le lendemain soir dans un village. Mais cela semble très incertain étant donné que les autorités n’ont donné leur accord que pour une représentation privée, avec comme seul public, les acteurs.
    La représentation aura donc lieu l’après midi à 13h30.
  • Le travail débute avec un échauffement autour du clown. Marcel Solbreux pose la situation : Une troupe de clowns donne un spectacle dans un village mais il y a eu malentendu avec les autorités sur l’horaire et la troupe arrive avec une heure de retard, ils paniquent, le public est impatient, et l’installation du spectacle doit se faire à la vue de tous, dans la précipitation, et forcément les clowns font tout de travers comme à leur habitude.
    Pour cet exercice, qui recoupe celui de la vedette qui n’arrive pas, les groupes sont ceux qui travaillent habituellement ensemble lors des spectacles et qui se connaissent donc bien.
    La parole doit être utilisée au minimum mais les acteurs peuvent utiliser tout les accessoires qu’ils désirent : vêtements, paravent, planches, cartons, chapeaux, etc.
  • La première tentative n’apporte pas assez de regard avec le public et la troupe de clowns arrive trop rapidement à ses fins, hors le clown doit rater, systématiquement, ce qu’il fait et ne jamais parvenir à ses fins. Par la suite, les acteurs parviennent à être plus économiques dans leurs gestes et mieux à l’écoute des partenaires. Ainsi lorsque un acteur parvient à créer un contact privilégié avec le public, il pourra l’exploiter jusqu’au bout sans qu’un autre acteur vienne briser ce lien fragile.

Pause

  • Plusieurs groupes se succèdent avec une qualité d’émotion assez juste mais ils proposent rarement de nouvelles choses et s’en tiennent à ce qui a déjà était fait. Certains groupes parviennent désormais à s’écouter tout à fait et à se servir des accidents même si ils ne vont pas encore au maximum de l’absurde comme le nécessite le travail du clown. Certains petits détails demandent encore du travail tels que l’utilisation excessive des mains dans toutes les improvisations.
  • Tour de parole rapide sur le travail de la matinée. Les acteurs reconnaissent la difficulté du travail abordé mais également tout les outils qu’il apporte à leur propre expérience notamment dans les contacts avec le public et la mise à profit des réactions de ce dernier. Les acteurs disent également être un peu perplexes face à toute cette nouvelle matière qu’il faudra combinée et réutilisée, ils expriment leur besoin de réflexion face à leurs progrès et à l’apport de tant de notions jusque là insoupçonnées.

Repas.

13H30
Guido Decroos présente son spectacle : Le petit livre de la jungle. La représentation se joue face aux acteurs uniquement dans le local réservé à l’atelier.
Les conditions de représentation sont plus que difficiles ! La température avoisine les 35 degrés, les ventilateurs ne fonctionnent pas, l’air est tout simplement étouffant. Pour Guido le spectacle s’annonce éprouvant, il change régulièrement de personnage ce qui lui demande un effort physique très important. Le silence n’est évidemment pas possible, mobylettes et discussions sont en fond sonore de manière continue. Régulièrement un coq se met à chanter. En plein milieu du spectacle un jeune poulet rentre par la porte restée entrouverte et cherche désespérément quelques miettes à grignoter créant ainsi la colère des spectateurs qui se méfient de la volaille comme de la grippe aviaire ! Pourtant ce petit poulet apporte une touche d’humour au spectacle qui a justement pour personnage principal : une poule !

Il s’agit d’un spectacle totalement visuel qui traite du problème de l’exploitation des travailleurs de tout les pays mais aussi de la délocalisation des industries dans les pays du tiers monde. Le public rie à gorge déployée, applaudit au beau milieu du spectacle et semble comprendre parfaitement la totalité du spectacle. Un seul élément du spectacle semble gêner très fortement les spectateurs : le personnage du renard, qui représente le capitalisme, piétine violemment le drapeau rouge que dressait le personnage de la poule exploitée.
A ce moment les spectateurs qui riaient jusque là à gorge déployée, redeviennent silencieux et paraissent très tendus comme si ils redoutaient que le spectacle ne dégénère en une critique ouverte du parti communiste. Pourtant dans le spectacle ce drapeau rouge n’est en aucune sorte critiqué, au contraire il est le symbole de la révolte du travailleur face à l’exploitation du patronat. Mais l’image elle seule du drapeau piétiné semble choquer les esprits et créer une tension.
Pour la première fois la tension est palpable, même en pleine jungle, avec un public restreint et averti le contexte politique se fait sentir.

  • La représentation se termine par un tour de parole autour du spectacle et notamment de sa faisabilité dans un village.
    Les acteurs ont tous largement compris le contenu du spectacle, l’exploitation, l’appauvrissement... Le thème est très explicite (même pour un public d’une culture totalement différente) mais peut être justement trop explicite. Le spectacle soulève des questions politiques que les vietnamiens ne souhaitent pas aborder. Le symbole du drapeau, lui, ne peut en aucun cas être utilisé, le sujet est beaucoup trop sensible et les acteurs comme le responsable vietnamien du projet redoutent clairement des problèmes avec les autorités. Même si ils comprennent bien que le parti n’est en aucun cas critiqué, ils ont peur des malentendus.
    La discussion est très longue avant qu’ils acceptent de laisser Guido présenter son spectacle le lendemain dans un village mais en contre partie ils demandent une transformation du spectacle. Le spectacle de Guido ne devra comprendre que le quotidien de la poule, ainsi la révolte de la poule est la délocalisation de l’entreprise ne font plus partie de la représentation. Le spectacle perd toute sa dimension critique du capitalisme. Capitalisme qui est pourtant l’ennemi officiel du communisme, tout cela semble fort contradictoire mais Guido n’a d’autre choix que de se plier à cette volonté.

Par ailleurs, tout au long de notre périple vietnamien, le spectacle n’a pu être joué dans son intégralité, il a toujours était soumis à des transformations afin de mieux cadrer avec les volontés du parti. Situation déroutante que ces longues discussions guindées avec les membres du parti pour savoir quel sera le sort de la poule. Il est inutile de préciser que si un terrain d’entente n’est pas trouvé, la représentation ne peut avoir lieu.
A Long My, Guido n’a pu que présenter le quotidien de la poule et oublier toute la part militante du spectacle, dans le nord, à Vinh le drapeau a été remplacé par un panneau : grève, et à Ha Tinh, la fin du spectacle a du être transformé le renard ne doit pas manger la poule, celle-ci doit se révolter et mettre à mal le renard. Au Vietnam toute situation doit avoir une fin heureuse, le parti et le peuple doivent triompher et il n’y a pas de place pour le pessimisme !
Il faut donc être prêts à faire des concessions sur son propre spectacle si on veut jouer au Vietnam. Difficilement imaginable pour nous alors qu’en Europe la liberté d’expression est un acquis, un droit rarement bafoué.

Jour 7

8H00-13H

  • La journée commence par un rapide tour de parole sur le spectacle de la veille qui traitait de la prostitution et du sida. Pour une fois la fin n’est pas joyeuse et la scène finit dramatiquement par la mort ou la prison. L’optimisme révolutionnaire disparaît pour laisser place à une fin pessimiste et moralisatrice. Lien à faire avec Berthold Brecht qui pensait qu’une fin heureuse ne fait pas réfléchir. Il faut alors se demander quelle fin, heureuse ou dramatique, convient le mieux au théâtre didactique.
  • Cependant un malentendu plutôt grave a attiré notre attention. En effet, en voulant faire de la prévention contre le sida, les acteurs ont fait passer un message dangereux car incomplet. Le sida proviendrait des rapports avec les prostituées, mais aucune autre possibilité n’est abordée. Il s’agit donc d’un spectacle contre la prostitution et non contre le sida. Ce spectacle, sous couvert du sida, fait passer une image négative de la femme comme étant la seule à transmettre le virus. Une fois de plus l’interprétation de sujets graves est emprunte d’un fort manichéisme et n’entend aucune nuance.
  • Néanmoins un des points forts de cette scène est l’introduction de ce que l’on pourrait nommer « une danse du VIH », en effet, une des comédienne, excellente danseuse par ailleurs, apporte un encart visuel et symbolique très intéressant en effectuant une danse qui offre une métaphore réussie du sida.
    Le théâtre apporte à la scène la littérature mais pas forcément les images, les acteurs, le metteur en scène et tout le reste de l’équipe doivent créer leurs propres images. Les moments purement visuels et sonores mais sans aucun texte comme cette danse restent dans les esprits et parlent autant si ce n’est plus que le texte lui-même.
    L’équilibre entre l’image et le texte est subtil, comme la bande dessinée, qui dans une petite image ne peut comprendre un texte énorme. Lors du travail à Long My, l’image était primordiale et si le texte n’était, à première vue, pas présent, il résidait pourtant un dialogue entre les personnages et avec le public, d’où l’importance des regards.
  • Pour ce qui est du tour de magie, les comédiens se sont cette fois mis en danger, ils ont pris le risque de tenter de nouvelles choses tout à fait inattendues notamment dans leur rapport avec le public. Ils ont adopté un jeu beaucoup plus nuancé et à l’écoute de l’autre, et dés lors le numéro a gagné en humour et en subtilité.
  • En ce qui concerne la chanson, une fois de plus, elle est à prendre au premier degré et elle n’offre aucun recul critique ou même humoristique. Les comédiens ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre que telles quelles, ces chansons ne sont qu’une copie médiocre d’images télévisées.
  • Le travail recommence sur la base du numéro de magie. Guido propose un petit tour très simple, plus humoristique que magique. Il s’agit de faire comprendre aux comédiens que, n’étant pas de grands magiciens, il vaut mieux pour eux, utiliser l’humour et le ridicule. Le travail continue autour de ce petit tour afin d’améliorer encore les rapports des deux partenaires. Certains sont encore trop attachés au numéro au détriment de la relation entre les personnages. Ils ne se concentrent pas suffisamment et grimacent au lieu de trouver l’émotion juste qui trouvera le rire du spectateur. Ce manque de concentration les empêchent aussi de bien saisir le temps nécessaire au public pour réagir à ce qui se passe sur scène.
    Cependant comme dans tous les exercices certains acteurs se démarquent et parviennent à rendre d’excellents résultats.
    Le plus difficile demeure dans la recherche de l’émotion juste, de l’indispensable, et la suppression de tout l’inutile, les gestes, tout ce qui fait parasitage à l’émotion. Mais ce travail là est long et c’est celui de tout comédien, un travail qui ne s’arrête jamais et qui doit être entretenu en permanence.
  • Comme dernier exercice, Marcel propose une séance de fausses gifles. Jusqu’ici, dans leur spectacle, les comédiens se frappaient réellement ou évitaient plus ou moins discrètement les coups. Cette technique de fausse gifle remporte un franc succès, mais lorsqu’il s’agit de l’inclure dans une montée d’émotion cela devient forcément beaucoup plus difficile.
    Ce dernier exercice se finit en franche rigolade, les comédiens sont friands de ce genre de « petits trucs » et ne s’arrêtent plus. En les quittant plus tard dans l’après midi, ils continuent de se gifler pour effrayer les passants sur la route du retour !
  • L’atelier est désormais terminé, l’atmosphère est tout à coup plus tendue, un bilan constructif est nécessaire. A-t-on répondu aux attentes de chacun ? Quelles ont été les difficultés et les progrès ? Y a-t-il eu des déceptions ? Quel chemin a été parcouru et quel travail reste il à faire ?
  • Le bilan commence par une reprise des attentes formulées le premier jour du stage.
    Pour ce qui est de l’équipe vietnamienne, les attentes ont été apparemment comblées même si les comédiens ne s’attendaient pas forcément au contenu de la formation. Il ressort de ce tour de parole à peu prés toujours les mêmes frustrations, les mêmes joies et les mêmes attentes. Un des éléments de frustration cité par la presque totalité des participants (y compris l’équipe d’intervenants) demeure la langue et la traduction, même si elles n’ont gêné que partiellement le fonctionnement de l’atelier. Il ne s’agit pas vraiment du problème de compréhension, mais plutôt du temps que prend cette compréhension à arriver. Si cette différence de langue a apporté une communication bien particulière, par les regards, les sourires, les silences ou même les rires ; la direction d’acteur se serait volontiers passée d’intermédiaire, la difficulté devient plus importante encore dans les temps de jeu, le travail nécessite parfois des remarques qui n’interrompent pas le jeu mais la traduction rend la chose très compliquée et surtout très longue même si certains codes très simples ont été rapidement mis en place (volume sonore, regard public et partenaire, début et fin du jeu, silence dans le public...).
    D’autre part, les comédiens avouent avoir parfois eu des difficultés à comprendre certaines notions telles que la caricature mais qui découlent là de la rencontre de deux cultures très différentes.
  • La durée apparaît également comme un problème, les comédiens regrettent l’aspect unique du travail et redoutent d’avoir du mal à approfondir toutes les notions abordées en une semaine. Certains se sentent encore limités et voudrait continuer le travail (notamment le travail du clown) mais ne pourront désormais compter que sur eux-mêmes. Beaucoup expriment l’envie de monter un spectacle visuel sur les bases du mime et du clown, à l’image de celui qu’ils ont vu (le petit livre de la jungle). La demande est faite de renouveler cette expérience, mais à ce moment, le projet d’un autre travail avec ces comédiens est encore tout à fait incertain.
  • Les intervenants, comme les comédiens d’ailleurs regrettent, la participation parfois fluctuante, due aux représentations à préparer pour le soir même dans les villages. Le travail sur une si courte durée demande une participation à cent pourcent, et même une sorte de transe qui permette une concentration maximum.
  • Certains comédiens reconnaissent avoir trouvé un grand intérêt dans l’analyse de leur spectacle par des regards extérieurs. Cet avis extérieur est primordial pour ces troupes qui travaillent la plupart du temps seules, sans metteur en scène.
  • Enfin la totalité des comédiens sont apparemment satisfaits du travail effectué et comptent bien se réapproprier les exercices afin d’améliorer leur propre travail. D’après leurs dires, ils ressortent de l’atelier, enthousiastes, motivés et prêts à s’investir d’avantage dans le jeu et les émotions.
  • L’équipe conclue le bilan par ses propre remarques. Les frustrations sont les mêmes que pour les acteurs. Mais ces frustrations ne sont que des détails qui n’ont pas réellement entravées l’avancée de l’atelier. Il s’agit plus d’un regret commun : ne pas avoir plus de temps pour approfondir le travail ensemble.
    Cependant il est nécessaire de préciser qu’il ne s’agit là que d’un survol, d’une initiation étant donné le manque de temps. De plus les comédiens sont mis en garde quant au travail du clown, il s’agit en effet d’un travail très délicat, d’une façon d’être, d’une tournure d’esprit qu’il s’agit de vivre soi même avant de la transmettre, il ne faut donc en aucun cas jouer à l’apprenti sorcier. Pour finir, le travail a été très agréable et les acteurs plutôt motivés. Bien entendu toute l’équipe espère que l’aventure ne s’arrêtera pas là et trouvera une suite de quelques façon que se soit.
  • Le soir même Guido joue en plein air dans la cour d’une école en plein cœur de la jungle. Le public est nombreux et varié comme les moustiques d’ailleurs. Même si il s’agit d’une version édulcorée du spectacle qui puisse satisfaire les autorités locales (d’ailleurs invisibles tout au long de la semaine !) le public rie franchement tout au long du spectacle.
  • L’équipe « occidentale » quitte les comédiens qui remontent vers le nord, sur le bord de l’autoroute à Ho Chi Minh. Les adieux sont tendus, bien trop brutaux. C’est peut être au moment de se dire au revoir que les mots manquent vraiment, accolades et larmes sont les seuls échanges possibles et les regards en disent long sur cette relation bien particulière qui est née au cœur de l’atelier . A cet instant précis nous nous rendons vraiment compte qu’un lien particulier et fort et Les larmes au coin de tous les yeux, chacun espèrent se retrouver très prochainement pour continuer la collaboration, mais à cette heure personne ne sait encore quelle tournure prendra la suite de l’aventure.

2-CARNET DE BORD

En Novembre 2005, nous partons, nous quittons la grisaille et le froid du nord de la France et de la Belgique et nous atterrissons dans la chaleur suffocante de Ho Chi Minh, capitale bruyante du Vietnam. Après 9 h de bus pour parcourir à peine quelques centaines de kilomètres, nous arrivons enfin dans la nuit chaude et pullulante de moustiques et autres insectes étranges de Long My, province à 3OO km de Ho Chi Minh, située dans le delta du Mékong.
C’est ici, au milieu de la jungle et de l’eau, qu’aura lieu l’atelier de théâtre avec les comédiens vietnamiens de l’ONG Vietnam Plus.
Et déjà bien des questions me traversaient l’esprit...
Le théâtre pourrait il nous réunir malgré nos cultures si différentes ? Trouverions nous un langage commun et théâtral ?

A) UN THEATRE DIDACTIQUE.

Les vietnamiens aux quels s’adresse l’atelier, sont eux même déjà des comédiens, ils pratiquent le théâtre comme un métier et sont financés par l’ONG Vietnam Plus depuis quelques années, pour certains d’entre eux ou quelques mois seulement pour d’autres. Leurs spectacles correspondent à ce qu’on appelle « théâtre didactique ou pédagogique », il s’agit d’un théâtre qui vise à instruire son public en l’invitant à réfléchir à un problème et à adopter une certaine attitude. Pour cela ils n’hésitent pas à employer plusieurs registres, comique ou dramatique, peut être selon le sujet traité, mais plus probablement selon leur envie (la pièce sur le sida emprunte plus au drame alors que celle sur les violences conjugales et l’alcoolisme est plus comique. Le théâtre est alors utilisé comme un outil pour faire passer un message fort afin d’ouvrir les yeux de son public.
En ce qui concerne les trois troupes vietnamiennes rencontrées lors de l’atelier, il s’agit de mettre en valeur les actions de Vietnam Plus notamment en ce qui concerne les problèmes des campagnes vietnamiennes : la violence, conjugale, l’alcoolisme, la drogue, le sida, la prostitution, la natalité, l’hygiène alimentaire et dentaire (etc), éléments traités dans le programme de Vietnam plus appelé « éducation à la santé et à la vie ».
Le théâtre est utilisé comme un médium qui permet « d’éduquer » la population rurale, de la sensibiliser à certains problèmes et de lui apporter des informations parfois difficilement accessibles.
A première vue, ce terme d’ « éducation » parait assez déroutant par son coté quelque peu paternaliste. Effectivement un tel programme qui passerait par le théâtre ou par un autre médium d’ailleurs, serait quelque peu décalé en Europe. Mais il est nécessaire de bien comprendre le contexte de ce programme. Les conditions de vie vietnamiennes sont bien loin des nôtres, dans les campagnes la plupart de la population n’a pas l’eau courante, pas de toilettes non plus. L’alcoolisme, les violences conjugales, le sida, la drogue (etc.) font des ravages, mais la pudeur veut que le dialogue soit très difficile.
Ainsi par le théâtre, les acteurs offrent des solutions aux problèmes en s’adressant à la population dans son ensemble. Le public peut s’informer sans pour autant s’afficher ouvertement devant la communauté, comme alcoolique, drogué, violent ou même victime. Tout en sachant que si une personne le souhaite, elle peut sortir de cet anonymat pour ouvrir un dialogue.

B) UN DISPOSITIF SCENIQUE PARTICULIER.

Face à la curiosité envahissante du public et surtout celle des enfants (qui n’hésitent pas aller dans les coulisses, lorsqu’ils entendent une voix off par exemple), il est nécessaire de délimiter très rapidement un espace scénique, chose loin d’être évidente étant donné les lieux même de représentations (la cour d’une école, la place du village durant une fête foraine...) et surtout le peu de moyens que possèdent les troupes.
Le décor est donc installé dans l’après midi, quelques heures seulement avant le début de la représentation, il est constitué de quatre piquets métalliques qui soutiennent le dispositif d’éclairage (quelques spots) et une toile de fond verte mentionnant le nom du projet « Education à la santé et à la vie ». Les piquets délimitent en même temps l’espace de jeu, et une simple guirlande de noël tendue entre les deux piquets de l’avant sépare les acteurs de leur public. Le public s’assoit à même le sol, ou sur des petites chaises qu’il a apportées, et beaucoup d’hommes restent appuyés à leur mobylette.
Selon les scènes, quelques accessoires agrémentent la scène afin de mieux situer l’action : une table, une chaise, un téléphone... Guère plus. Les moyens restreints imposent cette simplicité du décor et en même temps poussent les acteurs à se concentrer sur leur jeu, seule ressource qu’ils maîtrisent totalement pour finir. Les difficultés liées au transport conditionnent elles aussi cette légèreté du décor.
Cependant la sobriété du décor et des accessoires semblent être plutôt bénéfique pour le spectacle, les acteurs vont à l’essentiel, définis clairement par un bout de costume et un maquillage qui permettent une identification rapide de leur personnage, ils se concentrent sur leur jeu.
Cela rappelle le mode de fonctionnement du théâtre Croquemitaine : « plutôt qu’un théâtre pauvre, faire un théâtre d’économie ». Et dans le travail de l’atelier on entend économie par l’économie des décors, des accessoires mais également celle des mots et des gestes afin de parvenir à une émotion vraie.

C) UN PUBLIC PARTICULIER.

Au début de l’atelier, les formateurs ont tout d’abord demandé aux acteurs quels étaient les problèmes qu’ils rencontraient lors de leurs spectacles.
Une des principales difficultés, énoncées par les acteurs, s’est avérée être la relation avec le public. En effet, les troupes jouent dans des villages très éloignés des grandes villes, peu coutumiers des représentations théâtrales, et bon nombre d’incidents sont apparemment arrivés lors des représentations. A plusieurs reprises, les acteurs ont vu des spectateurs monter sur scène, empêcher le bon déroulement du spectacle ou même s’en prendre physiquement et directement aux acteurs. Avant d’en être témoin, il est difficile d’imaginer comment cela est possible. En temps qu’européens, il est difficile de concevoir qu’un public puisse être si peu imprégné de « la respectueuse écoute théâtrale ».
Pourtant lors d’une représentation, une vieille femme monte sur scène tout naturellement et prend la parole. Sur scène, un mari bat sa femme et sa fille parce qu’il a trop bu, la vieille femme s’interpose physiquement et fait la morale au mari ivrogne, une fois qu’elle croit avoir calmé la situation, elle retourne s’asseoir dans le public. La scène reprend, les acteurs sont bien obligés de la mener à son terme et le mari recommence à battre sa femme, sur ce la spectatrice en colère remonte sur scène et s’interpose de nouveau dans l’hilarité générale du reste du public. A plusieurs reprises, la spectatrice retourne s’asseoir pour se relever aussitôt et interrompre la scène, les acteurs sont tendus, ils tentent, tant bien que mal, de gérer la situation et finalement l’actrice qui joue le rôle de la fille parvient à calmer la vieille femme afin de finir la scène. La question qui se pose immédiatement face à une telle réaction est de savoir si cette vieille femme a bien compris la différence entre réalité et fiction. A-t-elle compris que le mari était un acteur qui faisait semblant de battre sa femme ? Mais un indice prouve qu’elle était bien consciente de cette différence, en effet, à chaque intervention, la spectatrice n’oublie pas de prendre un micro à l’un des acteurs afin de s’exprimer. Même si il est évident qu’il s’agit d’une réaction totalement spontanée, cette femme ressent tout à fait la dimension factice de cette scène.
Il n’en reste pas moins étonnant qu’elle franchisse si naturellement la frontière public, plateau (aussi ténue soit elle : une simple guirlande tendue entre deux poteaux !) pour devenir elle-même actrice du spectacle.
Il s’agit presque d’un théâtre forum spontané où le public décide de son propre chef de participer au spectacle pour en changer le fil de l’histoire qui ne lui convient pas. Si le théâtre forum est une forme théâtrale qui existe, il est étonnant de voir que lors de cette représentation, il a été pratiqué de façon tout à fait naturelle et inconsciente, les acteurs eux même ne connaissant pas cette forme théâtrale.
Après cette expérience inhabituelle, il est facile de comprendre ce que les acteurs redoutent. Ils ne maîtrisent en aucun cas les réactions manichéennes de leur public.
Mais pourquoi des réactions si violentes ? Sans doute ces réactions prennent une telle ampleur pour une raison très simple ; l’acteur, qui n’est en rien protégé par le cadre de la scénographie (on a déjà parlé de la proximité du public), se retrouve face à un public d’autant plus exigeant, que le propos abordé le concerne au plus haut point. En effet, les sujets traités dans les pièces (la violence conjugale, l’alcoolisme, la natalité, le sida, la drogue...) concernent directement et même viscéralement le public qui vit ces problèmes au quotidien et en connaît la matérialité et les conséquences. Le public se sent directement touché par le propos et supporte mal qu’on lui renvoie sa propre image. Dans ces villages la fameuse « catharsis » ne se fait pas sans difficulté.

D) LA DIFFICULTE POSEE PAR LA LANGUE

Une des barrières la plus concrète à la réalisation de ce travail s’avère être sans aucun doute la différence de la langue. Il est effectivement difficilement envisageable d’élaborer un travail théâtral en ne pratiquant pas la même langue. Et il ne s’agit pas là d’une simple difficulté à communiquer mais bien d’une impossibilité à se comprendre, et ce de la part des deux parties : formateurs et acteurs.
Dans ce cas, un traducteur compétent est indispensable mais il n’est pas le seul élément nécessaire au bon fonctionnement du processus. Il s’agit également de trouver un type d’approche adapté à cette situation particulière. Ainsi dés le début du travail, le but de l’atelier est clairement exposé, il ne s’agit pas de proposer un travail de texte évidemment mais plutôt de se pencher sur un théâtre d’image, un théâtre visuel, qui pourrait s’apparenter à de la pantomime ; à l’image du spectacle, Le petit livre de la jungle, présenté par la suite aux vietnamiens.
Mais toutes ces « adaptations » mises en place ne suffisent pas tout de suite à une bonne communication. Il est difficile d’accepter que nos propres modèles sont particuliers et non pas universels.
Malgré la présence d’un traducteur très doué certaines notions ne peuvent correspondrent dans le vocabulaire de deux cultures si différentes. Des notions telles que la caricature, par exemple, posent un réel problème n’ayant pas d’équivalent exact en vietnamien. Les signifiants ne sont évidemment pas les mêmes dans la langue vietnamienne, mais parfois les signifiés eux-mêmes ne correspondent pas exactement. La traduction n’est donc pas aussi facile qu’on pourrait le croire : il ne s’agit pas de traduire un mot par un autre, il faut parfois ré expliquer plusieurs fois afin de trouver une équivalence qui demandera parfois bien plus de temps qu’un simple mot dans la langue initiale. Une sorte d’apprentissage de certains codes doit donc être effectué.
A l’image d’un enfant qui apprend le signifiant du mot « table » par exemple, alors qu’il connaît déjà son signifié ; il faut créer un répertoire de signes communs compréhensibles par les deux parties, alors même que parfois ces signes étaient déjà utilisés.
Mais malgré tout les efforts et les longs moments d’explication et de discussion aussi bien entre les formateurs et le traducteur (de nationalité vietnamienne), le traducteur et les acteurs vietnamiens, ou même entre les acteurs eux-mêmes, certaines notions restent peut être un peu floues. Peut être s’agit il alors d’un problème purement sémiotique : aucun signe n’est universel et deux cultures bien distinctes ne peuvent communiquer que difficilement du fait de cette distinction, ou peut être s’agit il d’un problème véritablement culturel.
Pour ce qui est des notions de caricature ou de critique par exemple, il n’est pas impossible que la difficulté à les cerner soit en relation étroite avec le régime en place que l’on peut qualifier de « plutôt » autoritaire, mais également avec les traits particuliers de cette culture ou le respect est une question d’honneur. Mais alors il s’agit plus véritablement de questions sociologiques auxquelles je ne suis pas apte à répondre et qui s’éloigneraient de toute façon du propos.
Pourtant et malgré ces difficultés apparentes à se comprendre, la communication non verbale établie dés le début de l’atelier tout d’abord par nécessité devient un atout majeur. En effet, forcés et contraints de n’user quasiment que d’un registre visuel, une ambiance bien particulière s’installe. L’atelier se déroule dans une écoute, une patience et une attention exceptionnelle. Le travail des émotions ne saurait trouver un terrain plus propice. Tous les acteurs font preuve de concentration et surtout d’observation, privés de la parole et ne pouvant communiquer que par les expressions du visage et du corps, ils n’hésitent pas à aller chercher les émotions. L’atelier ne peut reposer que sur le jeu de l’acteur et cette condition amène une qualité étonnante au sein du travail.
Edward Hall, dans son ouvrage Le langage silencieux , traite assez longuement de cette communication qui reste problématique entre différentes cultures. Il démontre toute l’importance d’une communication interculturelle. Tout ce qui entoure les mots, le comportement, la gestuelle, fait langage. Même si il est difficile d’accepter que nos codes ne sont en aucun cas universels mais bien particuliers, il est nécessaire de prendre en compte qu’il existe un langage non verbal dans chaque pays, et qu’aucun des signes qui nous semblent élémentaires ne le sont plus dans un autre pays.
« Apprendre à apprendre de manière différente, voila ce à quoi doivent travailler ceux qui se rendent à l’étranger pour former le personnel local. Il paraît inconcevable à l’individu moyen, élevé dans une culture donnée, qu’une chose aussi fondamentale que la connaissance puisse se transmettre par une méthode tant soit peu différente de celle qu’il a connu lui-même »
La culture ne peut pas être réduite à de simples coutumes, c’est toute une organisation sociale, un mode de pensée et même une conception de l’homme qui diverge selon les pays. Il est alors impossible de parvenir à comparer deux cultures. Les formateurs doivent donc s’adapter à toute une façon de pensée qui diverge considérablement de la leur.
Dans l’atelier, si les formateurs se sont adaptés à leur auditoire, les acteurs eux-mêmes ont semblent ils fait un effort important pour s’adapter au mode de travail proposé, par exemple en ce qui concerne le dialogue permanent qui n’était apparemment pas une habitude pour eux.

Finalement seul le jeu de l’acteur et le rapport au public peuvent être travaillés dans l’atelier comme dans les retours faits sur leurs spectacles. Il y a obligation à se limiter au seul registre du visuel et des émotions, mais cette contrainte permet au travail de ne pas se disperser et d’agir en profondeur et en précision.

E) UNE GESTUELLE ÉTRANGÉRE.

En dehors de la langue elle-même, la gestuelle vietnamienne comporte également bien des différences. Ainsi même en se basant uniquement sur le registre visuel, le jeu des acteurs comporte des différences, assez subtiles en fait mais pourtant présentes.
Rapidement on se rend compte qu’au delà de la parole, d’autres codes spécifiques à chaque culture font partie intégrante de la communication. On a souvent tendance a oublié que la parole n’est pas le seul moyen de communication, le corps parle lui aussi, et chaque pays comporte son propre langage corporel. D’autres éléments qui ne seront pas détaillés ici font également partie de ces spécificités liées aux différentes cultures : la notion du temps ou encore de l’espace (etc.).
Certains petits signes distinctifs s’avèrent rapidement visibles dans le jeu des acteurs comme d’ailleurs à l’extérieur de l’atelier. Certains signes qui nous semblent universels, comme par exemple de tourner la tête de droite à gauche pour dire non, ne le sont pourtant pas ; en effet, les vietnamiens utilisent plus volontiers un autre signe : les mains « tournent », levées à hauteur du visage pour faire se qu’on appellerait en France, des « marionnettes ». Ce signe très utilisé et aussi très polyvalent, sert à la fois pour dire : non, je ne sais pas, je ne comprend pas, je n’ai pas... Ce petit détail qui surprend au début mais que l’on comprend très rapidement nous montre bien toute la subjectivité de notre langage habituel.
Un autre geste utilisé en majorité par les filles et les femmes est présent en permanence ; lorsqu’elles rient ou sont gênées, elles placent leur main devant leur bouche apparemment par pudeur, par élégance ou par timidité. Ce petit geste instinctif s’invite régulièrement dans les exercices.
D’autres fois, il s’agit des contacts, si l’on demande aux acteurs de jouer l’amour, ils ne se touchent pas, évitent précautionneusement le regard de l’autre, et jouent une sorte de minauderie très pudique et surtout à bonne distance du partenaire. Par contre lorsque on leur demande d’interpréter l’amitié ils n’hésitent pas à se jeter dans les bras l’un de l’autre, à s’embrasser, à se caresser et cela même entre homme et femme.
Ainsi dans le spectacle de Guido, un garçon siffle une fille, mais un garçon vietnamien sifflerait il une fille vietnamienne et le public comprendrait il seulement le sens de ce sifflement ; évidemment non, la « drague vietnamienne » se doit d’être beaucoup plus respectueuse et discrète. Ainsi il semble important de ne pas oublier qu’au-delà de la parole bien d’autres éléments font la particularité d’une culture.

Pour ce qui est du jeu des acteurs, parfois des petits détails viennent nous rappeler que nous ne sommes plus en France, mais bien à plusieurs milliers de kilomètres.
Le jeu en lui-même se rapproche très fortement de ce que nous avons l’habitude de voir, si ce n’est peut être que les comédiens sont tous étonnamment souples, gracieux et doués en chant puisque ils pratiquent tous la danse et le chant depuis leur plus jeune âge. Les comédiens ont peut être une tendance à caricaturer excessivement leur personnage (chose plutôt étonnante étant donné leur pudeur à toute épreuve) mais très facilement et avec quelques conseils ils arrivent à une subtilité et une justesse. Malgré des petits éléments de différences purement culturelles, le jeu est le même tout aussi expressif, ni plus lent, ni plus magistral comme on aurait pu le croire. Il serait en fait très aisé de faire jouer un comédien vietnamien et un comédien français ensemble et dans un même registre.

F) MAITRE, FORMATEUR, ANIMATEUR (...) ?

Lors de la relecture de mes notes je me suis régulièrement demandé quels termes employer afin de désigner chaque participant de l’atelier. Ce qui me semblait être un détail assez insignifiant au départ, s’est avéré être par la suite un indice révélateur quant au fonctionnement de l’atelier.
Mais il ne s’agit pas d’un simple choix à faire entre plusieurs « synonymes » : maître, metteur en scène, professeur, formateur ou animateur... Le choix est en fait dépendant de la conception même du travail effectué.
Les « professeurs » arrivent ils d’Europe avec leur connaissance pour apporter la bonne parole à des amateurs du bout du monde ? Cette idée pourrait être renforcé par ce contexte « géographique ». Les professionnels du théâtre venant d’Europe, pour apporter leurs certitudes dans un pays sous-développé ou le théâtre est encore mal connu (surtout mal documenté !). Mais l’atelier dés les premières minutes ne s’est pas engagé dans cette relation maître-disciple pourtant défendue par certains metteurs en scène ou pédagogues comme Dodine « Je suis pour le culte du maître car c’est important d’être l’élève de quelqu’un » , ou encore Berthold Brecht qui pensait que toute identité forte ne peut s’affirmer comme telle qu’a la suite d’une victoire obtenue au terme d’un combat avec la tradition et le maître qui l’incarne. Bien au contraire les formateurs se sont inscrits dés le début du travail dans une démarche toute autre qui serait plutôt celle de l’accompagnement dans une recherche personnelle, et même d’une découverte commune de terrains inexplorés pour reprendre l’image de Peter Brook qui définit le formateur comme « un guide dans l’obscurité » qui ne se différencie de ses élèves que par son état d’avancement supérieur sur le chemin vers une cible incertaine. Ainsi il ne s’agit pas de baser l’enseignement sur des certitudes immuables mais plutôt sur un savoir toujours en mouvance.
A la première discussion avec les comédiens, Rita Cobut affirme être elle-même toujours en train d’apprendre, décrivant ainsi le théâtre comme un apprentissage perpétuel, fait de nouvelles découvertes à chaque rencontre. Ce qui se rapproche d’une phrase d’Ariane Mnouchkine : « J’ai une hantise : l’idée que l’école serait finie, que l’on devrait attendre de moi que je sache, et qu’il n’y aurait donc plus d’aventure, qu’il n’y aurait plus ce continent mystérieux encore non découvert, ou en tout cas toujours à redécouvrir, qu’est pour moi le théâtre »
Ainsi une relation de complicité, et non un rapport de force, peut être rapidement mise en place et ne laisse plus de doute sur la vision des formateurs. Il n’est pas question de faire table rase des acquis des comédiens pour tout recommencer à zéro et établir un mode de jeu unique et exclusif. Il s’agit plutôt de se baser sur ce que les comédiens ont déjà effectué comme travail afin de l’approfondir et d’ouvrir d’autres pistes jamais explorées pour enrichir le jeu.
Un élément supplémentaire nous éclaire sur la nature de ce lien entre formateurs et acteurs, à de très nombreuses reprises où la compréhension s’avérait difficile, il aurait très facile de montrer aux acteurs, de leur donner un exemple sur le plateau de ce qui leur était demandé et pourtant Marcel Solbreux comme Rita Cobut se sont refusés à utilisé cette technique. Montrer aurait en effet pu être une solution de facilité mais qui implique dés lors un modèle à suivre, modèle qui peut entraver la création, l’imagination. Peter Brook s’exprime à ce sujet : « La pire chose c’est l’imitation, elle est la destruction de tout, elle tarit le fleuve de la vie, ce qui le fige. » .
Loin de se croire dans un état de connaissance ultime du théâtre et de ses techniques, lors de l’atelier, ceux que je nommerais les formateurs, par soucis de simplicité, se sont très vite placés dans un rôle d’accompagnateurs, il s’agit de faire découvrir aux acteurs des techniques de travail différentes des leurs afin d’enrichir leur jeu sans pour autant chercher à transformer l’essence de leur spectacle, d’ éclairer leur lanterne sur les chemins obscurs de lieux qu’ils n’ont pas encore traversé. Quant à ceux que d’autres auraient nommés « élèves » ou encore « disciples », il semble plus judicieux de les appeler des acteurs, puisque même si ils continuent leur apprentissage, ce qui semble nécessaire même pour l’acteur déjà aguerri, ils jouent régulièrement devant des centaines de personnes et surtout possèdent déjà un langage théâtral qui leur est propre et qui mérite d’être pris en compte.

G) UNE PARENTHESE SUR LE THEATRE ACTION.

Si l’on compare cette expérience avec le reste du paysage théâtral actuel, on entend déjà la question qui vient à l’esprit des théoriciens et des praticiens : Est-ce vraiment de l’art théâtral ?
Il est clair que toute initiative artistique qui ne se restreint pas aux lieux consacrés du théâtre et à son public attitré se voit rapidement exposé à la méfiance et se doit de se légitimer et de justifier cette étonnante prétention à l’art.
Le « presque amateurisme » des comédiens, les conditions précaires de création, la limitation des moyens matériels, les sujets abordés, le public visé, la forme même que prend la création est bien entendu bien loin des conditions de création des professionnels du théâtre occidentaux, et pourtant le medium utilisé reste le théâtre.
Le réseau de Théâtre Action, auquel participe le théâtre Croquemitaine, a souvent du faire face à ces critiques et y répond très précisément dans l’introduction de l’ouvrage consacré à ce réseau.
Le Théâtre Action se préoccupe de rendre la parole et la création à ceux que la société a tendance à marginaliser et pour cela il emprunte diverses formes mais toutes dérivées du théâtre. Héritier direct du théâtre d’agit prop, un théâtre révolutionnaire et politique qui a eu beaucoup de succès notamment dans les années soixante, il recherche la démocratie culturelle en utilisant la représentation théâtrale et la création collective pour permettre de redonner la parole à des groupes « défavorisés ». Donc la raison d’être de ce théâtre au delà du contenu militant, réside également dans le langage de la représentation qu’il utilise.
Il s’agit pour le réseau Théâtre Action, comme pour le Théâtre Croquemitaine et bien d’autres compagnies d’ailleurs, de garder un lien constant avec la société qui les entoure. Mais quel théâtre même le plus conventionnel ne réfléchit pas sur son propre temps ? La représentation théâtrale est toujours en lien avec la société qui lui est contemporaine, le temps interagit forcément avec le travail de création.
Un texte classique sera obligatoirement plus ou moins réactualisé et mit en résonance avec une époque différente de celle de son écriture. Le public et donc la perception du spectacle sont également en étroite relation avec leur temps. Le théâtre ne peut que vivre avec son temps, l’extérieur, avec la société qui l’entoure. Le théâtre « militant » met, lui, un point d’honneur a initier une réflexion poussée dans ce domaine.

Peut être alors cette critique qui revient régulièrement, « ce n’est pas du vrai théâtre » serait à l’image d’une crainte d’une désacralisation du théâtre, de l’appropriation de l’Art par des « non initiés ». Cette peur réside certainement dans le fait que le théâtre est peut être la forme artistique qui demande le moins de qualifications évidentes, j’entend par « qualifications évidentes », la virtuosité qui peut être nécessaire en musique ou en peinture par exemple. Au théâtre le talent de l’acteur réside dans sa capacité à redevenir tout simplement un homme. Ce manque « apparent » de capacités physiques ou techniques requises dans d’autres domaines, est loin de protéger le théâtre d’intrusions non désirées en son sein.

Augusto Boal, dans son ouvrage Théâtre de l’opprimé, défend un théâtre populaire, ouvert à tous, pour lui il y a eu une véritable confiscation du théâtre par les classes dominantes, ou tout du moins une tentative permanente d’empêcher le peuple d’avoir accés à cet art.
Le théâtre est une arme. C’est parce que le théâtre est une arme, que le peuple a été écarté et que le théâtre a été utilisé comme un instrument de domination. « L’aristocratie arriva et établit des divisions : certaines personnes iraient sur scène et elles seules pourraient jouer- les autres resteraient assises, réceptives, passives : ceux là seraient les spectateurs, la masse, le peuple. (...) Mais le théâtre peut aussi être une arme de libération. Pour qu’il le soit, il faut créer les formes théâtrales adéquates. Il faut le changer. »

Et puis peut être aussi qu’un vieil interdit persiste dans les esprits : l’art n’a pas à être utile, il a juste à être beau. C’est d’ailleurs souvent ce qu’ont tendance à croire les personnes qui débutent sur le plateau : il faut être beau sur la scène, « beau » pour être vu et surtout « bien » vu.
Pourtant l’art et notamment le théâtre, puisque c’est ce sujet qui nous préoccupe, peut fonctionner comme un véritable outil de culture au sein de la société. Nombreux sont ceux qui ont tenté de défendre l’idée d’un théâtre comme véritable outil démocratique et culturel, Bertold Brecht, Jean Vilar (etc.) pour ne citer qu’eux. Ou encore Antonin Arthaud qui disait au sujet du théâtre : « outil de culture grâce auquel l’homme peut forger son destin et annuler les effets néfastes de la fatalité (...) le théâtre peut redonner à la vie des forces qu’elles avait perdues ».
Toujours dans l’ouvrage consacré au Théâtre Action, un article de Jean Martin Solt pose la question de l’art ou du social. Pour lui, cette appartenance à l’art ou au social ne dépend pas de l’octroi ou du refus d’une reconnaissance de la part du monde artistique (la reconnaissance ne garantit d’ailleurs pas forcément la qualité ou la portée artistique !) mais plutôt du choix fait en premier lieu par la personne initiatrice du projet.
Mais pourquoi devoir choisir ? Ces deux notions ne semblent pas fondamentalement incompatibles.
La dialectique ne serait elle pas plutôt entre « art et social » qu’entre « art ou social » ?
Pour finir, comme l’indique Jean Martin Solt à la fin de son article : « Le social n’empêche pas l’art. L’art n’empêche pas le social. ».
Ainsi cette forme « populaire », théâtrale au même titre que le reste du paysage théâtral actuel, utilise le théâtre comme un véritable outil afin d’agir sur la société qui l’entoure et c’est par cette action qu’elle rend le théâtre encore plus vivant et même vivace.

H) DES LIENS AVEC UN THEATRE TRADITIONEL.

Bien évidemment une question s’est posée durant le travail effectué à Long My : quelle est la part de théâtre traditionnel qui demeure dans la forme utilisée actuellement par les comédiens que nous avons rencontré ?
La part du théâtre traditionnel n’est pas apparue flagrante dans un premier temps, mais en se penchant sur l’histoire du théâtre vietnamien (qui n’est, par ailleurs, pas aussi bien documentée que l’histoire du théâtre occidental) certains détails ne laissent pas de doute sur l’héritage, conscient ou non, laissé par le théâtre traditionnel vietnamien.
Si il nous a été assez difficile de remarquer des différences importantes au niveau du jeu et des ateliers, lors des spectacles, nous avons noté des liens directs et indiscutables avec le théâtre traditionnel vietnamien.
Plutôt que d’énoncer les points communs existants entre les deux époques, il semble plus pertinent de faire un rapide état des lieux de nos connaissances sur l’histoire du théâtre vietnamien afin de me comprendre les concordances avec les spectacles auxquels nous avons assisté.

La plus ancienne forme de Théâtre vietnamien connu à ce jour est le tro he, ou farce, qui aurait été crée sous la dynastie des Lê antérieurs (980-1009), puis sous la dynastie suivante (1225-1400) apparurent deux nouvelles formes d’expressions théâtrales : le Hat Giau Mat ou représentation masquée et le Hat Coi Trau ou pièce sans costume.

Le théâtre populaire, Hat Chèo
Le Chèo est une des plus ancienne forme de théâtre chanté, son nom vient de la distorsion du substantif chinois xiao qui signifie « rire », théâtre populaire par excellence, il s’est constitué à partir des chants, danses et pantomimes populaires et se fixa comme genre au cours du 15ème siècle. Il n’est pas issu de rites religieux comme les mystères du moyen âge européens, mais des fêtes qui marquaient la fin des travaux des champs. Il s’agit donc d’un genre à la base local et saisonnier.
Les représentations se déroulaient à l’extérieur, dans la cour des maisons communales ou des pagodes, elles étaient gratuites. Les caisses communales ou un riche mécène assurait les frais.
La troupe composée d’acteurs, de chanteurs et de musiciens, se déplace de village en village. Les acteurs étaient souvent des amateurs, paysans et paysannes des villages, révélés par les chants de travail. Il n’existait que très peu de troupes professionnelles car le métier de comédien était méprisé et peu rentable.
Tous les accessoires tiennent dans un coffre qui constitue avec une natte, les seuls éléments de décor.
Le Chèo possède un vaste répertoire qui laisse libre place à l’improvisation des acteurs et l’on juge une troupe sur sa capacité à renouveler et à actualiser un thème connu, le répertoire comprend des pièces à sujet historique, des légendes, des comédies de mœurs, des farces.
Chants et déclamations sont rédigés dans une langue populaire, poétique et pleine de dictons et de proverbes. La musique suit le chant de près et s’inspire de la vie champêtre et de la femme vietnamienne, la danse se concentre dans la grâce et la souplesse des gestes et des mouvements des mains.
L’orchestre comprend des tambours, des gongs, des crécelles, deux instruments à cordes et une flûte, il est assis à droite de la scène. Un spectateur versé dans l’art du Chèo marque le début du spectacle en frappant un tambour réservé au public. Lorsque l’acteur joue ou chante particulièrement bien, un des spectateurs martèle la peau du tambour, marquant ainsi l’approbation générale, lorsque l’acteur joue mal le spectateur à l’inverse frappe le bois du tambour.
Le spectacle commence par des roulements de tambours puis l’actrice principale présente l’intrigue de la pièce. Le public connaît toutes les règles du Chèo qui furent définies dés 1501. Tout au long de la pièce les acteurs commentent l ‘action, questionnent le public qui leur répond. Des mélodies connues de tous symbolisent certains événements tels que le mariage, la naissance, la mort. Tous les gestes des acteurs y compris les mouvements des yeux et de la bouche, ont un sens particulier. Souvent le public interpelle un acteur pour lui demander de rejouer une séquence ou l’interroger sur un détail de l’intrigue.
Le Chèo est sans aucun doute la forme de théâtre populaire la plus démocratique. Tournant systématiquement le pouvoir et ses représentants en dérision, il apprend indirectement aux paysans et aux artisans à exorciser les injustices sociales dont ils étaient victimes. C’est ainsi que sous certaines dynasties cette forme de théâtre fut interdite et ses acteurs poursuivis.

Le théâtre classique, Hat Tuong
Originaire de Chine, il est apparu au 13ème siècle. De Chine viennent le maquillage, les costumes de cérémonies, les masques, la codification des gestes et des couleurs, la puissance des percussions, les instruments à vent ainsi que l’importance accordée à l’héroïsme et aux nobles sentiments.
Le maquillage permet par sa haute individualisation,l’identification immédiate des personnages, le visage peint en rouge signifie loyauté, fidélité, courage, le blanc, représente les traîtres et les hommes cruels etc. Le maquillage féminin fait que les rôles les moins sympathiques ont toujours charme et séduction.
Le Hat Tuong est une pièce en quatre actes où alternent des parties en vers chantées par les rôles principaux et des parties en prose déclamées par les rôles secondaires.
Une représentation de Hat Tuong débute par une introduction chantée exposant la trame de la pièce. Chaque acteur décrit son personnage et son rôle en public. La scène est presque vide, décor, et accessoires sont réduits à leur plus simple expression. Ainsi une branche évoque la forêt, une route peinte une charrette. Cette pauvreté du décor correspond bien à l’esprit du théâtre classique qui privilégie l’aspect psychologique au détriment de la réalité extérieure. L’orchestre assis à droite de la scène, n’accompagne pas seulement le chant, mais aussi les mouvements des comédiens dans les moindres détails. L’action toujours dramatique, obéit aux préceptes et valeurs confucéennes.
Bien que le Hat Tuong permette quelques critiques et une relative souplesse d’expression, ce genre théâtre demeura l’apanage de l’élite. Au fil des siècles il s’écarta du modèle chinois : ainsi les rôles féminins jusqu’alors interprétés par des acteurs, furent enfin attribués à des femmes, et l’orchestre accueillit des instruments chams d’origine indienne.
Au contact de la culture européenne, le théâtre s’est modernisé par une timide transformation des genres traditionnels et l’adoption de deux genres nouveaux : le théâtre rénové et le théâtre parlé.

Le théâtre rénové.
D’abord simple folklore chanté sur une centaine d’airs populaires dont ceux des sampanières particulièrement lyriques, il s’essaya avec succès au répertoire du théâtre traditionnel de la déclamation, du chant et de la danse expressive.
Le théâtre rénové est né dans le sud vers 1916-1918. A l’époque sévissait le conservatisme de la cour même en musique. La population ne tarda pas à se révolter. Des concerts privés furent organisés et cela devenu un mouvement populaire, surtout dans les campagnes. Chaque village avait son cercle de musique amateur qui, à l’origine, se contentait de jouer différents airs instrumentaux. Des paroles furent ensuite composées et les chants rassemblés dans des numéros de scène plus ou moins réalistes. Aux chants qui à l’époque utilisaient la plupart des mélodies du sud et du centre s’ajoutèrent des gestes et des évolutions, des rôles s’esquissèrent dans un semblant dramatique. Au début le théâtre rénové ne faisait que refléter, souvent par l’improvisation, l’actualité. En gagnant les larges couches populaires avec la mise en scène des poèmes et œuvres littéraires issus de contes populaires ainsi que de nouvelles créations sur des thèmes sociaux, il s’engagea également dans la voie de la critique sociale.
Des innovations importantes, tels que rideaux, décors sont introduites ; en même temps musiciens et machinistes disparaissent de a scène. Mais le changement le plus important c’est la construction de la pièce en actes, ce qui suppose les longueurs, l’intrigue, gagne en intensité dramatique. Le jeu des acteurs, qui évoluent dans des décors suffisamment évocateurs, devient moins forcé plus naturel.
D’autre part les auteurs qui sont également acteurs, luttent notamment contre la part trop importante de chant et de la prose rythmée au dépens du dialogue, ce qui donne naissance à un nouveau genre théâtral, le théâtre parlé.

Le théâtre parlé.
A partir de 1920, contrairement au théâtre rénové qui est un mouvement spontané, le théâtre parlé est né dans les milieux intellectuels qui cherchent à faire connaître et aimer le théâtre occidental et surtout français. La première représentation théâtrale parlé fut une traduction du « Malade imaginaire ». Le public cultivé accueille très favorablement cette initiative, ce qui poussa les auteurs à s’engager dans cette voie toute nouvelle pour eux, et ils produisent quelques comédies de mœurs très bien accueillies : La tasse de poisson, Ami et épouse, La tombe de Mademoiselle Phénix.
Cependant le grand public bouda longtemps le théâtre parlé, qui ne respectait pas les règles du traditionnellement chanté. Le théâtre parlé est resté longtemps cantonné dans les grandes villes (Ha Noi, Saigon, Hué). Pareil résultat était prévisible, étant donné le goût inné des vietnamiens pour la musique et le chant. C’est seulement ces dernières années que le théâtre parlé connaît un succès plus important.

Le théâtre de marionnettes.
Les marionnettes, un autre genre de théâtre populaire dateraient de la même époque que le Hat Chèo.
L’état organisait au 11ème siècle, pour la population, des fêtes dont les lanternes constituaient les attractions. Dans ces lampes en papier de genres variés, la flamme crée un courant d’air chaud qui fait mouvoir et tourner les figures.
Les marionnettes tirent leur origine de leur jeu, les marionnettes ordinaires, actionnées à l’aide de simples perches, allaient devenir des distractions à la cour. A coté des spectacles de marionnettes classiques, ou Mua Roi Can, il existe au Vietnam une tradition unique au monde : le théâtre de marionnettes sur l’eau. Sans doute né dans le nord, ce type de spectacle connut son apogée au 18ème siècle La représentation se déroule sur un lac. Le marionnettiste plongé dans l’eau jusqu’à la poitrine et caché au public par un écran, actionne ses personnages grâce à un système de pieux et de perches. Le répertoire met en scène des légendes, les principaux épisodes de l’histoire et de la vie quotidienne vietnamienne, depuis la défense du pays contre les envahisseurs étrangers jusqu’au méticuleux travail du repiquage du riz ou l’évocation du repos entre les moissons. Mais ce théâtre se développant, on ne se contentait plus de simples gestes des personnages. On cherchait à peindre des psychologies à travers des intrigues, des dialogues ou monologues à caractère lyrique et dramatique. On mettait en scène des anecdotes tirées directement des contes et légendes, des poèmes prisés dans les scénarios du Chèo.
Le théâtre de marionnettes possède toutes les qualités du comique, du lyrique et de l’humanisme.

Evolution du théâtre Vietnamien.
Enrichissement, raffinement des genres existants dans le sens d’une condensation du contenu dramatique et du perfectionnement des procédés scéniques, création de nouveaux genres selon les principes traditionnels fondamentaux, et surtout rénovation du contenu avec les thèmes puisés dans la lutte révolutionnaire et l’édification de la société nouvelle, tels sont les traits essentiels de l’évolution théâtrale actuelle.
Au cours des années 1990, le paysage théâtral qui avait connu une certaine récession s’est ranimé pendant les compétitions du Festival du Théâtre professionnel, qui ont lieu tous les 5 ans. Les anciens festivals regroupaient les troupes sur la base géographique. Le Festival 90 les répartit selon les genres mais ce n’est pas un festival dans le sens usuel du mot puisqu’on ne classe pas les pièces présentées pour leur donner un prix. On se contente de primer les acteurs.
La vie des acteurs ne s’est pas beaucoup améliorée parce qu’une fraction du public a déserté le théâtre pour d’autres distractions plus attrayantes. Une des raisons expliquant cette indifférence réside dans la qualité plutôt médiocre des spectacles. Les auteurs, trop attachés aux faits, n’ont pas su atteindre à la généralisation nécessaire. Certains metteurs en scène, pressés par le besoin d’argent, s’occupent en même temps de plusieurs pièces, sans parler de la mauvaise répartition des investissements.
Les genres traditionnels ont cherché à coller à la vie mais n’ont pas donné d’œuvres remarquables. Ce qui est plus alarmant, c’est l’hybridation des genres. Certaines pièces ne peuvent être classées ni dans le théâtre classique savant, ni dans l’opéra populaire ou le théâtre réformé. De tout les genres, le théâtre parlé s’impose au Festival par les problèmes d’actualité sociale qu’il soulève.

A l’évidence, les spectacles des troupes de Vietnam Plus perpétuent certains éléments des représentations théâtrales traditionnelles. On remarque beaucoup de points communs avec le Hat Chéo et le Hat tuong. L’omniprésence de la danse, du chant et de la pantomime au sein du spectacle représente un des éléments les plus flagrants. La danse se concentre sur la grâce et la souplesse tandis que les chants sont des airs populaires connus de tous.
Comme pour le Hat Chéo, les spectacles se déroulent à l’extérieur, sont gratuits, et ne possèdent qu’un minimum de décors et d’accessoires. Les acteurs sont amateurs et ne possèdent aucune formation au préalable, cependant ils jouent un vaste répertoire qui laisse place à l’improvisation, au renouvellement et à l’actualisation perpétuelle.
Les spectacles s’inspirent en grande partie de la vie campagnarde mais aussi des légendes et des contes populaires. Autre élément déterminant des spectacles, commun au Hat Chéo, c’est la participation du public. L’acteur n’hésite pas à commenter l’action et à questionner le public directement et celui-ci n’hésite pas à interpeller les acteurs à n’importe quel moment de la représentation.

Evidemment les conditions de représentation et la volonté pédagogique participent également à transformer quelque peu le genre utilisé. Le décor minimum représente une nécessité pour des spectacles itinérants dans une province ou les déplacements sont un véritable cauchemar. De même, le dialogue permanent établit entre public et acteur sert indéniablement la cause didactique du programme.
Certains indices montrent également des ressemblances avec le Hat Tuong. Certaines scènes en costumes et maquillages se rapprochent des costumes et des maquillages codifiés du Hat Tuong. Les personnages sont immédiatement reconnaissables.
Les maquillages féminins mettent en valeur la beauté et la séduction de la femme vietnamienne. Même les rôles de la sorcière de la prostituée ou encore la personnification féminine du virus du Sida gardent un charme indéniable grâce à leur maquillage et à leur gestuelle très gracieuse.
L’héroïsme et les nobles sentiments sont également à l’honneur. Les personnages sont divisés en deux groupes, les bons et les mauvais, les bons étant présentés comme des modèles d’intégrité et de perfection, des exemples à suivre. Même si l’action est souvent dramatique, une très large partie des pièces se terminent par une morale positive. Tout n’est pas perdu si les personnages suivent les préceptes du parti.

L’orchestre, remplacé par un matériel de sonorisation ultra moderne, rythme toujours le spectacle, suivant les actions des comédiens. Ainsi durant une pièce sur l’hygiène alimentaire, des bruitages rythment le festin de l’acteur.

Pour finir, les trois troupes de Vietnam plus, réutilisent indéniablement des éléments du théâtre traditionnel vietnamien tout en procédant à une actualisation du contenu avec des thèmes sociaux.
Mais il est extrêmement difficile de savoir si les acteurs sont conscients de cet héritage laissé par le passé. Le théâtre vietnamien est aujourd’hui très peu présent en campagne, il s’adresse plutôt à l’élite intellectuelle des grandes villes comme Ho Chi Minh, Hanoi ou encore Hué. La plupart des comédiens, si ce n’est la totalité, n’ont jamais assisté à des représentations de théâtre traditionnel ou même contemporain avant de voir le travail de Vietnam Plus. Il serait donc intéressant de se pencher sur la perpétuation de la tradition théâtrale à l’insu des comédiens. De quelle manière, les acteurs sans même s’en rendre compte, reprennent des éléments du théâtre traditionnel alors qu’ils ne le connaissent pas forcément eux même ?

I) UNE PAROLE LISSE.

Afin de mieux comprendre l’ambiance de l’atelier et surtout le contenu des spectacles, il parait important de donner quelques indices sur le mode de fonctionnement des vietnamiens. Comme l’explique Edward Hall, il est impossible de comparer deux cultures qui sont aux antipodes l’une de l’autre, on ne peut que les décrire et tenter de les comprendre avec le poids de notre propre culture dans notre interprétation.
Pour ce qui est du Vietnam, il est très difficile de démêler ce qui vient de la tradition, des coutumes, du régime, de la religion. Tout cela semble lié avec les valeurs confucéennes, à savoir : il faut accepter l’ordre établi comme étant le seul possible. De là vient sûrement cette difficulté à exprimer la critique. Malgré la demande qui leur est faite, nous n’entendront qu’une parole unique, lisse et polie, jamais mécontente du travail effectué. Evidemment il en est de même à une dimension plus large que celle de l’atelier, aucune voix contestataire ne s’élève contre les différences ahurissantes entre gros quatre-quatre rutilants et bicyclettes rouillées à l’image des différences énormes des niveaux de vie si ce n’est entre la campagne et la ville. A Long My, en dix jours nous n’avons croisé qu’une ou deux voitures, la plupart des maisons ont les pieds dans l’eau et une unique pièce pour des familles très nombreuses, les seuls sanitaires que nous ayons vu étaient à l’hôtel, la toilette, la vaisselle se font dans les bras d’eau boueux, les enfants arrêtent l’école très rapidement pour travailler dans les rizières, les marchandises des pharmacies se réduisent à du papier toilette (produit de luxe) et quelques aspirines ou baumes du tigre... Et étonnement tout ces gens semblent accepter leur sort avec en plus le sourire, et pourtant la télévision est présente, leur démontrant tout les jours qu’ailleurs des gens vivent bien mieux. Mais il en est ainsi, les vietnamiens sourient malgré ces conditions de vie plus que précaires pour une grande majorité d’entre eux.
Alors se contentent ils de peu ? Sont ils libres de dénoncer ces conditions de vie ? Il est difficile de savoir ce que risque exactement un vietnamien qui critiquerait le régime, et de toute façon la question n’est pas là, mais plutôt d’avoir une idée plus précise des conditions de vie de ces acteurs pour mieux comprendre leurs réactions.
Un événement bien particulier me pousse à réfléchir à ces réactions.
Lors de la fin du stage, Guido a du présenter son spectacle : Le petit livre de la jungle, les acteurs et le directeur du projet veulent d’abord jauger le spectacle avant de le présenter dans le village. Le spectacle est compris du début à la fin, toute l‘équipe rit à gorge déployée, et pourtant à la fin du spectacle, le directeur du projet est catégorique : il est impossible de produire le spectacle dans le village. Il dit clairement redouter les autorités (autorités dont on nous parle depuis le début mais que nous n’avons encore jamais vu et que nous ne verrons d’ailleurs jamais), le spectacle pourrait être mal interprété ou même compris comme une critique de la révolution. Pourtant loin d’être une critique de la révolution, le spectacle critique l’exploitation de l’être humain et le capitalisme. Mais une des scènes en particulier pose un problème, le renard qui représente le patron s’en prend au drapeau rouge que tend la poule pour se révolter contre son exploitation abusive, il se mouche dedans, le jette à terre et le piétine. Cette image pourrait être mal interprétée selon l’équipe, même si eux même en on compris le sens critique. On ne peut pas touché au symbole : le drapeau rouge.
La discussion est très tendue, Guido Decroos tient à jouer son spectacle tout de même, afin de tester son jeu sur un public étranger. Pour finir, après une longue négociation, une partie seulement du spectacle pourra être jouée, le quotidien de la poule qui ne comporte en effet aucun élément « subversif ». Evénement pour le moins étonnant : sans que les autorités n’interviennent, les vietnamiens ont d’eux-mêmes censuré le spectacle, inutile de demander une autorisation de jouer, les vietnamiens sont certains de ce qui ne passera pas avant même de poser la question. Cet événement éclaire assez bien les mentalités.
Par la suite, lors des spectacles du Petit livre de la jungle plus au Nord du pays, Guido doit également transformer son spectacle à la demande des organisateurs, la plupart du temps, la raison évoquée est simple : la poule ne peut pas être mangée par le renard, la révolution doit triompher.

J) UN ATELIER THEATRE, ET APRES ?

A la fin de l’atelier, les acteurs expriment leurs inquiétudes quant à la perduration du travail effectué. En effet, cet atelier difficilement renouvenable étant donné le contexte géographique notamment (plus de 10000 km nous séparent du Vietnam !) pose une question primordiale. Si aucune suite n’est prévue au travail quel est donc son intérêt (à cette période du séjour, une poursuite du travail était tout à fait hypothétique) ?
On peut se poser la question de la durée dans le temps des effets de ce travail. Les comédiens vont ils retravailler par la suite lorsque les formateurs seront repartis ?
Thierry Müller s’exprime à ce sujet « Certes un atelier théâtre ne représente jamais qu’une expérience limitée dans la vie d’une personne. Mais lorsque cette expérience est menée dans des conditions qui s’y prêtent, elle constitue toujours une pratique fondamentalement riche pour soi même et pour l’environnement de la personne qui décide de la vivre jusqu’à son terme. »
Il n’est pas vain de penser que cette rencontre, même limitée dans le temps, laissera des traces dans les esprits des participants, enrichira considérablement leur expérience et leur permettra de travailler sur des pistes qu’ils n’avaient jamais explorées.
En se penchant sur le texte de George Banu qui s’intéresse aux différents types de pédagogie , on pourrait rapprocher cet atelier de ce qu’il définit comme « la pédagogie événement ». La pédagogie-événement, qui s’oppose à la pédagogie-processus, est d’avantage basée sur la surprise et l’étonnement du fait de sa rapidité. Il s’agit de l’exploration d’un terrain encore non exploré pour l’élève. Pour reprendre les propos de George Banu , il s’agit de la découverte d’un territoire nouveau « qui laisse une trace dans l’élève qui en a subi l’attrait et qui peut poursuivre le travail sur lui-même à partir de cette rencontre inhabituelle ». Ce type de pédagogie aussi appelée « pédagogie météoritique » était largement défendu par Antoine Vitez. L’atelier ouvre un horizon inattendu, une expérience pédagogique en mouvement, qui opère par choc et par interrogation.
Cette pédagogie un peu particulière, qui n’a rien de semblable avec les enseignements apportés sur du long terme, comme chez Stanislavski par exemple, fait confiance à la curiosité suscitée dans l’esprit du participant. Si le participant en éprouve le besoin, et c’est ce que l’on espère, il approfondira de lui-même la pratique entrevue, « La pédagogie ouvre le chemin, mais seul le disciple peut voyager » . Cette pratique mise sur l’aptitude de l’acteur à continuer le travail une fois l’atelier terminé.
Cependant, même si cette pratique semble tout a fait pertinente, les conditions géographiques de l’atelier concerné ont, dans un premier temps, sans doute joué un rôle décisif dans la durée du travail. Par la suite, il est tout de même très clair que cette forme rapide qu’a pris l’atelier a éveillé la curiosité et l’envie de retravailler cette voie entrouverte le temps d’une semaine. En témoigne l’application directe du travail sur les représentations de la soirée.

Pour conclure, il me semble que l’homme et le théâtre sont intimement liés, et ce depuis des siècles déjà et peut importe la culture ou la géographie. Il n’existe pas une seule société qui n’est pas connu ce rituel : deux groupes réunis dans un même lieu, l’un jouant pour l’autre. Lieu de rêve et d’évasion, de purgation aussi peut être, le théâtre est plus qu’un simple lieu, il est l’espace de l’imaginaire et surtout du collectif, là ou les hommes se prennent à rêver ensemble d’un autre monde. Et c’est bien cela qui s’est produit à Long My, perdus entre la jungle et l’eau, des hommes et des femmes jouent ensemble pour d’autres et continuent de rêver à une société un peu meilleure, nous rappelant par là même que si tout nos théâtre à nous étés rasés, et bien il resterait encore des gens pour jouer.
J’aime à croire que comme le dit Declan Donnellan : « le théâtre restera vivant tant que le dernier rêve n’aura pas été rêvé » , et je sais maintenant que comme le rêve, le théâtre à une grande part d’universel. Ici comme ailleurs, le théâtre est nécessaire à l’homme.

Bibliographie

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Copferman, Emile, Vers un théâtre différent, Paris, Éditions Maspero, 1976.

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Hall, Edward, Le langage silencieux, traduit de l’américain par Jean Mesrie et Barbara Niceall, Éditions du Seuil, 1984.

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Ouvrage collectif, Théâtre Action de 1985 à 1995, itinéraires, regards, convergences

Ouvrage collectif présenté par Jonny Ebstein et Philippe Ivernel, Le théâtre d’intervention depuis 1968, Lausanne, Éditions L’Age d’Homme, 1983.

Ouvrage collectif dirigé par Patrick Pezin, Les figures de l’acteur de la scène à la cité, Saussan, L’Entretemps Éditions, 2000.

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Pezin, Patrick, Le livre des exercices, Saussan, L’Entretemps Éditions, 2002.

Piscator, Erwin, Le théâtre politique, traduit de l’allemand par Arthur Adamov, Paris, L’Arche, 1972.

Remerciements

Pour finir, je voudrais remercier toutes les personnes qui ont, d’une façon ou d’une autre, contribué à la naissance de ce travail, tout d’abord lors de mon voyage, Rita Cobut, Marcel Solbreux, Guido Decroos, M Trân Vân Tôt, M Tài Dai Than, Bernard Kervyn , ainsi que les acteurs, Lan, Tám, Dao, Dáng, Tràn, Trùc, Vân, Moì, Nguyêt (etc.), et toutes les personnes qui ont contribué à l’élaboration de ce projet à Long My, mais aussi lors de notre périple dans le Nord Vietnam ; puis par la suite mon directeur de mémoire Claude Jamain ainsi que tous mes professeurs tout au long de ces quatre années passées à Lille 3.
Et enfin, un grand merci à tout les autres, ceux qui ne sont ni du Vietnam, ni du théâtre mais qui m’ont soutenu et aidé à leur manière.