Et y’avait du monde ! En plus des participants de nos ateliers, à savoir les femmes de Bernissart, les zombies, l’atelier du masque neutre et les Etoiles filantes de Mouscron, nous avons eu la magnifique surprise de voir jouer des copains et copines de l’autre côté de la frontière, des ateliers du Théâtre Aventure de Hem.

Ah, cette langue ch’ti, ce vocabulaire truculent, ces personnages hauts en couleur quel bonheur ! Leurs créations s’inscrivaient fort dans l’intimité de la famille et du couple. Comme fil rouge, les relations de génération, les conflits de choix, et l’incompréhension qui en découle. Mais aussi le milieu ouvrier, n’ayons pas peur des mots, prolétaire : un milieu ravagé par le passé par des conditions de travail moyenâgeuses (voir note en bas de page), et aujourd’hui dévasté par la fin de l’âge d’or de l’industrie lourde qui a provoqué des vagues massives de licenciements...

Et, comment l’oublier, cette réflexion omniprésente sur les relations homme-femme : leurs considérations mutuelles, les freins terribles à l’émancipation, de l’une comme de l’autre d’ailleurs, minée par le poids des traditions, la morale, les conventions, les positions sociales, l’immigration et les craintes irrationnelles de l’inconnu(e), bref, des tentatives pour être humain dans un milieu hostile et pas facile, pour avancer, progresser, ne pas subir le poids du passé et conquérir sa liberté.

Avec humour, dans un style simple et sans fioriture, mais une présence puissante où le vécu se sent avec les tripes, nos copains « de l’autre côté du terril » comme j’ai envie de les appeler ont rendu hommage à toute une histoire, une population et une culture bien particulières.

La soirée a commencé avec nos morts-vivants préférés, qui arrivaient cette fois avec une vingtaine de minutes de scène, une belle ébauche de spectacle. Lumière d’outre-tombe et musique grinçante, étrange et irréelle, ce n’était pas le quatrième mur qui séparait la salle et la scène, mais belle et bien la mort elle-même, l’autre côté, celui qui nous glace les os et nous remet face à notre vulnérabilité... Ces morts qui vivent, au premier abord décalés, nous renvoient à notre monde en perdition où la catastrophe du travail et du capitalisme fusionne avec la puissance incontrôlable de l’atome en un miroir, inversé, mais plus authentique que nature. Vivre, travailler sans relâche, sans jamais prendre le temps de rien, en n’existant plus que par cela au mépris total de considération envers nos semblables ? Vivre, être l’esclave d’un époux violent, cruel, indifférent, sans la moindre reconnaissance ni capacité de choix personnel ? Vivre, vendre son corps, son temps et son esprit à l’armée pour avoir un métier, par vide d’autre choix, pour servir les intérêts d’un pouvoir criminel ? Vivre, enfin, pour nettoyer les crimes irréparables que les puissants avides d’argent commettent sans le moindre scrupule en jouant à Dieu avec l’énergie nucléaire ? Non, ça ne s’appelle pas vivre, survivre au moins pire. Subir, en attendant un miracle, en attendant que d’autres, en attendant tristement que notre monde s’effondre sur lui-même, emporté par notre inertie... Heureusement que tout cela se termine par une petite danse, délicieusement absurde, pour dédramatiser l’atmosphère ! Néanmoins, le message est clair, et leurs yeux révulsés flottent encore longtemps dans les airs, semblant nous dire : « pour nous, il est trop tard... mais vous, vous avez encore le choix... »

C’est l’atelier d’exploration sur le masque neutre qui a eu le privilège de poursuivre. Pour ceux qui, comme moi, avaient vu la toute première étape en février passé lors de la rencontre inter-ateliers, l’évolution a été fulgurante. Le travail du masque neutre est un travail de titan, qui peut se poursuivre tout au long d’une vie. On n’en a jamais fini de rendre plus expressif notre corps, car il s’agit là de dompter notre outil en s’en faisant un allié de taille. Sans la parole, sans les expressions du visage auxquelles nous sommes habitués pour communiquer, sans notre regard, notre si précieux réceptacle, nous développons un nouveau langage : de la pointe des pieds jusqu’à l’extrémité des ongles, la moindre parcelle de peau devient communicante. Notre corps de chair reprend des forces insoupçonnées, et devient tout entier émotion. L’expression possède cette capacité inégalée de couper court à l’inutile : seul l’essentiel se transmet dans l’indicible...

Nous voilà ainsi donc propulsés dans un univers étrange, à la fois familier et pourtant surréaliste, où un enfant terrible doté d’un pouvoir effrayant s’amuse à de machiavéliques expériences... sur d’autres êtres humains. Sans raison apparente, ils obéissent à son autorité comme si elle émanait du ciel. Quand bien même le rapport de force par le nombre leur est favorable... Dans cette métaphore de la servitude volontaire et du pouvoir terrifiant qu’exerce la Loi et l’Ordre, nos sujets sont débarrassés de toute individualité avant d’être catapultés en zone de guerre sous les bombardements. Drôle d’univers à tiroir où les protagonistes eux-mêmes sont perdus dans les méandres d’un jeu dont ils ignorent les pions, car notre tyran juvénil observe avec délectation ses cobayes se débattre dans la tourmente... Au terme d’un combat mené pour survivre, nos soldats émergent de la bataille, forts d’une expérience nouvelle : ils se rassemblent et dans un mouvement inné de solidarité, désignent leur ennemi commun. Comme un seul homme (ou une seule femme, tant qu’à faire), les voilà qui renversent le pouvoir de l’Autorité, simplement en cessant de la craindre. Mis au bas de son piédestal, notre savant fou, délesté de sa superbe autorité, redevient un enfant, vulnérable et inoffensif.

En ces temps de bouleversements qui traversent les frontières, cette fable nous enseigne une leçon précieuse : les puissants n’ont que le pouvoir qu’on leur laisse. Sans esclaves, pas de maîtres...

Ce soir-là, les femmes étaient à l’honneur, puisque l’atelier suivant est un petit groupe exclusivement féminin, qui a créé une scène à partir d’improvisations sur la maternité. Ne me demandez pas d’être objective, cela m’est impossible. J’ai eu l’immense plaisir de suivre leur travail, et j’ai été bien incapable de cacher mon émotion.

Cet atelier, commencé dans d’excellentes conditions, nous a fait perdre puis reprendre espoir plus d’une fois. Pour finalement parvenir à un petit groupe de quatre femmes (cinq avec moi), motivées et pleines d’énergie. Comment le dire autrement ? Je suis bluffée. J’ai rarement vu des personnes qui n’étaient jamais monté sur un plateau de leur vie avoir autant d’assurance, gérer aussi bien leur niveau de voix, leur timbre, leurs déplacements, et tout cela sans la moindre erreur, et même en se permettant des moments d’impro ! Parvenir à une aussi bonne et chouette scène en si peu de séances, Mesdames, je vous tire mon chapeau. Je vous entends encore, vous inquiéter de ne pas savoir, de ne pas pouvoir, de ne pas être capable de. Et qu’ai-je fait moi, à part croire en vous ?!

Quatre femmes dans une salle d’attente de gynéco, ça décoiffe. La première ne veut ni amour ni enfant : traumatisée par son expérience familiale où père et mère se déchiraient sans cesse sur les questions d’éducation, elle porte la culpabilité que ses parents lui ont légué d’avoir été l’enfant pour lequel on ne se sépare pas, quand bien même l’amour s’est tari depuis longtemps. La deuxième est enceinte de son cinquième petit : femme au foyer, elle est confinée dans son rôle de mère par un mari absent qui subvient aux besoins économiques de la famille. La troisième, elle, est une petite bourgeoise qui rêve de fonder une lignée seigneuriale. Mais attention : Charles-Henry n’entravera pas sa carrière, il sera pris en charge par une nounou, et n’aura pas de père puisque notre chère cadre en entreprise qui aime le « jumping » (l’équitation) est adepte des « sex-friends » ! L’homme qui engendrera son fils a été choisi dans son cercle d’amis pour ses hautes capacités intellectuelles et occupera la fonction de parrain ! Quant à la dernière, elle n’aime pas les hommes et s’est fait inséminée pour vivre avec son amie les douces joies de la maternité...

Pleines d’humour et d’énergie, nos quatre copines portent sur le plateau des réflexions profondément actuelles, mais qui toutes résonnent comme des interrogations vieilles comme le monde : qu’est ce qui fait une femme ? Sa capacité à être mère ? Dans une société où les circonstances économiques rendent la maternité extrêmement compliquée, et où l’émancipation féminine est loin d’être achevée, les clichés ont la vie dure. Aussi, on jubile quand le spectacle s’achève sur ces mots : “C’est ça la liberté : qu’importe la morale et les conventions, du moment que l’on a choisi, et que l’on cherche son bonheur. “ Et vlan dans les dents...

Voilà qui nous laisse fébrile en attente du prochain spectacle !

Et puis finalement, les Etoiles filantes, qui restent trois au final de leur épopée, puisqu’elles ont joué ces derniers mois leur spectacle « Les Mamies en vacances ». Ah, les Madames de Mouscron, on ne s’en lasse pas ! Là-aussi, on est charmé par tant d’authenticité, ce cadeau qu’elles nous font en partageant leur vécu. Elles se mettent à nu, elles nous offrent leurs fragilités, vulnérables, profondément humaines. Des choses si simples nous bouleversent. On ne peut que s’identifier.

Mères, épouses, grand-mères, mais aussi femmes au foyer ou pensionnées, ces femmes-là décident à un moment qu’il est temps de prendre du temps pour soi. Que si elles n’y mettent pas un frein elles ne cesseront jamais de travailler pour les autres. Qu’elles doivent définir elles-mêmes leurs limites. Mais le chemin vers la liberté n’est pas si simple, nous le savons bien ! Il ne suffit pas de le vouloir, c’est un long apprentissage pour se réapproprier ses capacités de réflexion et d’action. Pas si aisé de préparer sa valise quand toute sa vie c’est le mari qui s’en est chargé. Pas évident de partir seule pour la première fois alors qu’on est pensionnée, et de se rendre compte que jusqu’à maintenant on n’a jamais fait les choses par nous-mêmes. Et en filigrane, malgré l’humour, revient comme une rengaine la mauvaise considération des femmes pour elles-mêmes qui, à force de s’entendre dire qu’elles ne font pas bien, qu’elles ne savent pas faire, etc etc... finissent pas en être convaincues... Courage les filles, faut pas lâcher l’morceau.

Merci à toutes et à tous, pour l’énergie, pour l’espoir, pour l’auberge espagnole aussi( héhé !) et on se revoit tous très bientôt ! Belles vacances !

(note de la rédaction : c’est une fille de mineur qui parle ! Moi, j’ai grandi en Lorraine, ce qui explique sans doute l’émotion particulière suscitée par ces réminiscences de mon enfance...)