8 septembre 2008
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L’INTELLIGENCE SENSIBLE
Le Nouvelliste : Depuis quelques années vous vous engagez à fond dans la lutte culturelle. Qu’est ce qui explique cet engagement ? Espérez-vous que le théâtre moderne que vous pratiquez peut changer la mentalité haïtienne ?
Atelier Toto B. : Nous connaissons actuellement dans le pays des problèmes très complexes. Les loisirs n’existent plus et les divertissements sont réduits en une peau de chagrin. Or, nos ressources culturelles sont encore très fortes. Le folklore, le conte ne sont plus explorés. C’est la situation socio-politique qui en est la cause. Tout a vraiment commencé à péricliter à partir de l’année 2000. Les conditions des femmes n’ont pas changé. Il n’y a plus de routes, on circule sur des immondices. Le plus grand bidonville d’Haïti ne peut être un patrimoine national.
L.N. : Pourtant dans les secteurs intellectuels on fait circuler l’idée de l’esthétique du délabrement comme un lieu d’exploration de valeurs contemporaines sur notre vie, notre art, notre philosophie, nos croyances religieuses.
A.T.B. : Nous ne travaillons pas sur l’esthétique du délabrement. Nous dénonçons plutôt la situation d’état malsain. Pour le faire nous passons par la vraie poésie, l’art a pour destin de nous porter à mieux vivre en créant de belles choses pour transformer la réalité. Nous avons beaucoup de réserve sur l’esthétique du délabrement qui éloigne de la lutte à mener contre les mauvaises conditions de notre réalité.
L.N. : Depuis quand avez-vous commencé à expérimenter ce théâtre social ?
A.T.B. : C’était en 2005. Le théâtre féminin est expérimenté aux Etats-Unis, en Angleterre. En Haïti, nous avons commencé une grande expérience avec l’initiative culturelle Femme et Rara. Il s’agit d’intégrer la lutte des femmes dans des espaces culturels pour l’amélioration de leurs conditions et l’évolution de la société haïtienne face à d’anciens préjugés. Dans ce phénomène culturel, nous jouons tous les instruments en ramenant une pratique opprimée paysanne à sa dimension noble, esthétique et porteuse de messages de vie et de souplesse corporelle. Nous avons joué pour les étudiants et les universitaires ont apprécié notre travail. Il ne faut pas croire que c’est une simple reproduction du phénomène populaire du rara. On a arrangé les textes, nous avons opéré des mises en scène. C’est là toute la beauté et l’innovation. On n’a jamais chômé. Nous avons rencontré beaucoup de femmes en 2005 et créé un foyer d’éveil de conscience pour jeunes des deux sexes. Nous avons ouvert des débats sur plusieurs sujets. Un comité de loisirs a organisé des visites guidées à l’intérieur de la capitale. La jeunesse est touchée physiquement, mentalement et a perdu le sens des responsabilités.
L.N. : Il y a aussi une grande perte d’identité au niveau des jeunes.
A.T.B. : Ils ne savent pas les richesses que nous avons. Ils vivent dans un environnement pauvre et manque de conscientisation. Nous avons organisé des ateliers de théâtre de quartier à Jacmel, sur la Route de Frères et au Centre Ville avec des pièces comme « Figures de la pauvreté », « Kaporal fatra » qui dénoncent les maux que nous vivons quotidiennement.
L.N. : Vous vous écartez du théâtre classique français traditionnel.
A.T.B. : Nous faisons un théâtre d’engagement qui véhicule des valeurs qui nous sont propres. C’est le temps de créer notre propre esthétique qui charrie la parole du peuple et de la jeunesse. Dans les média il n’y a aucun programme pour former des citoyens. Le cinéma s’en va. Il n’y a plus de civisme et l’ordre urbain n’est pas respecté. Il n’y a que des valeurs matérielles, roulantes et brillantes, qui attirent l’attention des uns et des autres.
L.N. : Le théâtre populaire et social que vous pratiquez tire-t-il son esthétique des rituels des cérémonies vodou ?
A.T.B. : Je connais les Lakou. Dans les églises il y a un aspect qui se dégage et qui reproduit des formes d’éléments de la culture haïtienne, des pratiques vodouesques, des formes de la vie haïtienne. Ce sont des adaptations. L’haïtianisme n’est pas un petit mot. Il n’y a qu’à voir cela pour savoir développer une bonne éducation artistique. L’intelligence sensible n’est pas développée.
L.N. : Vous laissez toujours l’impression d’être un groupe de militantes féministes ?
A.T.B. : Nous nous assumons comme femmes et on n’oublie pas la société dans laquelle nous évoluons. Nous existons pour la promotion de la culture paysanne. Quand nous présentons une scène de rara tout le monde danse : le protestant, le technocrate... Nous voulons offrir une nouvelle image de la femme. Il y a beaucoup d’hommes qui nous aident. Il faut faire remarquer que le domaine de la musique, par exemple, est dominé par des hommes, du Rap au Compas...Nous sommes pour la diversité des choix. Nous avons le droit sur nos vies de femmes.
L.N. : Nous savons aussi que vous faites beaucoup d’échanges d’expériences avec des artistes étrangers.
A.T.B. : Nous avons des relations avec Oxfam Québec et Cirque du Soleil du Canada. Ces derniers jours, nous évoluons avec deux comédiens belges, Marcel Solbreux, metteur en scène, comédien, gestionnaire de théâtre, dramaturge et Guido Decroos, comédien, deux personnalités du Théâtre Croquemitaine de Belgique dans le cadre d’un échange culturel. Nous travaillons sur la formation et la promotion du théâtre social. La pièce « Pique-nique » se base sur le sujet actuel du réchauffement climatique. Nous avions été à Saint Michel de l’Attalaye. La participation de l’assistance était exceptionnelle. On planifie de jouer cette pièce à La Librairie La Pléiade , à la Bibliothèque du soleil, à Ose Culture sur la Route de Frères, à Aux Calebasses à la première ruelle Jérémie. C’est une pièce engagée. Il y a un manque d’informations sur le réchauffement climatique. Les belges seront là jusqu’au 25 septembre. Ils ont fait des expériences avec des femmes du Vietnam. Ils ont constaté qu’il y a en Haïti un véritable travail d’émancipation féminine.
L.N. : Que pensez-vous du slogan : Il faut donner le monde aux femmes ?
A.T.B. : Il faut donner le pouvoir à tout le monde. On travaille ensemble. Le monde appartient aux deux sexes.
L.N. : Face à la détermination des uns et des autres, le constat est fait que l’Etat se désengage par rapport à l’art.
A.T.B. : C’est le mépris. Il y a une économie du théâtre dans des processus de création d’emplois. La politique du livre n’est pas encore structurée. L’oralité peut bloquer tout processus de civilisation. La recherche est à encourager. Il ne faut pas oublier que nous nous investissons aussi dans la musique. Nous avons un répertoire de 12 morceaux pour un album. Nous préparons un concert de musique et de théâtre. Notre musique est inspirée du traditionnel mais expérimente aussi le contemporain ou le moderne.
L.N. : Quelles sont les perspectives ?
A.T.B. : Nous préparons un voyage en Belgique et en France. Nous avons une invitation pour le Canada par le Cirque du soleil. Nous allons mettre en scène Le Cid en changeant les sexes. La scène sera renversée. C’est un apport pour la lutte des femmes.
Propos recueillis par Pierre Clitandre